Un soir à la tombée de la nuit. C’est l’été. Comme il a fait chaud toute la journée on ouvre les fenêtres. La résistance s’organise. On prend le frais. Des chauves-souris, dont on avait pensé la disparition prochaine, volent dans le jardin. Quelque part un orvet attend la nuit noire pour quitter la cachette où il a établi son repos. On dit qu’autrefois des animaux ont fait monter Noé dans une arche. Quelques secondes avant qu’il se noie. C’était courageux, notamment de la part des limaces qui sont des gastéropodes rampants ignoblement qualifiés de nuisibles par le dictionnaire. Au mémorial de Caen une photographie montre un jeune garçon et une jeune fille pendus à une poutre par des nazis. On a envie de crier pourquoi. Quand un écrivain prend la plume la trace qu’il laisse sur la tablette n’est pas moins lisible que la bave d’un limaçon. On ne dégonfle pas une plume. Même arrachée de force elle prend le large. Toutes voiles dehors. Jusqu’au dernier souffle. Jusqu’à l’accomplissement. J’imagine Jean Moulin sur la bicyclette qui le ramène à Saint-Andiol. La lune est claire. Depuis la nuit des temps le combat des Résistants aura été de ne jamais s’avouer vaincus. « Notre guerre, à nous aussi, est rude mon général ». Je l’imagine quittant les discussions à n’en plus finir pour organiser l’unité des Mouvements de Résistance de la zone Sud : Combat, Franc-Tireur, Libération. Je l’imagine retrouvant Colette Pons à Nice. La galerie Romanin où sont exposés les tableaux qu’il admire. Peut-être qu’en chemin une pensée lui traverse l’esprit. Que devient Max Jacob, tous les autres qui lui parlaient de peinture ou de poésie. Impérieuse obligation de défendre la patrie, de restaurer la République, de préparer les institutions au retour de la paix. Les grands chefs indiens meurent tous avec une parure de plumes. Sur la photographie des Arceaux prise en 1939, Jean Moulin porte un chapeau. L’écharpe ne cache pas encore la cicatrice. Gorge tranchée avec un éclat de verre. Juin quarante. Le préfet de Chartres ne sera jamais complice de l’Occupant. Parfois un artiste devient Résistant. Il finit la plupart du temps par mourir du typhus dans un camp. « Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale ». écrivait Robert Desnos à Youki avant de mourir à cinq heures trente du matin au camp de Terezin dans les bras de Jesef Stuna et d’Alena Tesarova. Ou bien on l’enferme dans une cave le temps de le martyriser un peu plus. Les saints meurent aussi. Habituellement c’est la police politique qui les jette à l’eau dans un sac. Il y a ceux qui dans une imprimerie clandestine éditent des papiers appelant à l’insurrection, ceux qui deviennent Français Libres en rejoignant l’Angleterre. Le capitaine Alexandre, chef du secteur Durance-Sud de l’Armée Secrète, écrit les Feuillets d’Hypnos de 1943 à 1944. Piquée face à lui dans le mur de la pièce où il écrit, la copie couleur d’un tableau de George de La Tour représentant Job raillé par sa femme. « Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au-delà ». Max Jacob arrêté le 24 février 1944 à la sortie de la messe du matin meurt le 5 mars au camp de Drancy. Après la mort de son frère Gaston et la déportation de sa sœur Mirté Léa il disait : « je mourrai martyr ». Il était juif et n’a jamais porté l’étoile jaune. L’auréole est une couronne de plumes qu’on destine aux hommes d’action. Devenir efficace donc. Tenir bon. Le plus longtemps possible. Le Messie en croix porte une couronne d’épines sur la tête. Les épines ne sont pas à proprement parler des plumes. Encore moins des auréoles. Elles n’ont rien à voir avec un chapeau. Les plus savants disent qu’elles représentent les rayons lumineux qui émanent du rédempteur. Epines d’acacia, dit-on. D’autres émettent l’hypothèse que le désordre causé par l’irruption d’un esprit visionnaire dans le domaine des forces établies conduit les détenteurs du pouvoir au meurtre, la raison dominante à l’élimination des intrus. On tue généralement ceux qui, sans espoir de durer, veulent changer le cours de choses. Gardent au creux de la main les rêves d’une enfance bénie. Parfois il faut poser la bicyclette contre un arbre. Remettre la chaîne qui a déraillé. Moment de détente. « Après la Libération, je me consacrerai à la peinture. Vous oubliez que je suis peintre. » disait Jean Moulin à Daniel Cordier. Libération ! Des foules de gens aux fenêtres, dans les rues. On chante. On s’amuse. On tond aussi des femmes aux cheveux défaits. Prendre la plume. Ne rien accepter qui ne soit juste, dont on puisse avoir honte plus tard. Plutôt mourir. Jean Moulin aimait la vie, Antoinette, Megève, Davos, le ski, le mas de la Lèque, Blanche et Laure, la peinture et la poésie, Pierre Cot qu’il accompagna dans la lutte pour les Républicains espagnols. Il aimait son père, Antonin, qui milita pour rendre hommage aux insurgés républicains de Béziers victimes, sous la deuxième République, de la répression bonapartiste et son frère aîné, Joseph, mort d’une péritonite à l’âge de sept ans. En général une plume ne résiste pas très longtemps une fois accompli le miracle de son l’envol. Raclements de la gorge trop fréquents. Le corps traqué, surmené, abandonné, trahi. « Dans une semaine, nous serons peut-être tous arrêtés ». Les Feuillets d’Hypnos sont dédiés à Albert Camus. Celui-ci écrivait dans La mort heureuse : « un corps a toujours l’idéal qu’il mérite. Cet idéal du caillou, si j’ose dire, il faut pour le soutenir un corps de demi-dieu. » Cellule 130, fort de Montluc. Rex arrêté le 21 juin 1943. Au lieu de parler sous la torture Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau Barbie. « Je suis artiste peintre. » Toujours le dessin. L’intransigeance du trait. « Vous avez bien fait d’acheter des Tal Coat. » disait-il à Colette Pons. Il meurt de ses blessures le 8 juillet 1943 dans le train Paris-Berlin. La première réunion du Conseil National de la Résistance s’était tenue le 27 mai 1943. Mission accomplie. Quand il apprenait à Ringway le cryptage et le décryptage des messages Jean Moulin avait choisi une strophe d’un de ses poètes préférés : la Rapsode foraine de Tristan Corbière : « Prends pitié de la fille-mère / Du petit au bord du chemin… / Si quelqu’un leur jette la pierre / Que la pierre se change en pain. » Le cénotaphe du Panthéon contient les cendres présumées de son corps.