D’argelliers à Montarnaud. Hommage à Max Rouquette – Revue Souffles n°248-249, juillet 2015

L’herbe était notre compagne.
Max Rouquette, Le secret de l’herbe

Jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés.
René Char, Jacquemard et Julia

He made the world to be a grassy road
her wandering feet.
W.B. Yeats, The rose of the world.

Enfant, j’ai découvert l’étrangeté des visages en écoutant parler des vagabonds. L’un d’entre eux s’appelait Poncenaille. Il passait tous les ans au début du printemps. Puis une année il n’est pas revenu. L’automne aussi remplissait le village de vendangeurs venus de pays frontaliers. Ils avaient la vigueur des montagnes et des peuples du bord de mer. Autant que l’odeur des raisins écrasés dans le cou d’une jeune fille leur beauté me donnait des frissons. Mes camarades d’école étaient des enfants d’émigrés. Rien dans nos jeux ne laissait soupçonner qu’ils aient dû quitter leur pays. Pourtant ils s’étaient expatriés avec leur famille qui cherchait pour survivre un travail mieux rémunéré. C’était des enfants de mon âge. Nous jouions du matin jusqu’au soir. Aujourd’hui, quand j’y pense, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance de les connaître. Ils avaient vécu l’abandon que tous ceux qui quittent un pays éprouvent en laissant derrière eux une maison ou bien des amis. La mue d’une nouvelle existence dont ils avaient très tôt appris le langage et les premiers rudiments. Ils en tiraient un courage qui forçait mon admiration. Ignorant que j’étais des conflits qui minent le monde, ils m’ont fait découvrir les méandres de la vie sociale, la détresse des cœurs déplacés. Parce qu’il n’y a pas de lieu qui ne soit ouvert à l’absence, pas d’étrangers ailleurs qu’aux avant-postes du désir, pas de langue qui ne soit confrontée à la vie prénatale, l’herbe était notre compagne. La seule peut-être en qui nous mettions toute notre confiance. Comme si rien ne pouvait arriver lorsqu’on est allongé dans un pré avec des billes plein les poches. J’en ai conçu une affection infinie pour les graminées. En deçà de quoi nous étions heureux. Dans les paysages de mon enfance, il y a de vieilles femmes qui égrainent à la prière des chapelets aux grains d’oliviers. Des braconniers vivant la nuit dans les bois. D’anciens prisonniers qui, appuyés à la pile d’une fontaine, racontent comment ils se sont évadés. Une polonaise arrivée là sans savoir comment et qui tient une épicerie minuscule. Une femme pissant debout dans la rue qu’on poursuit en se moquant d’elle et qui nous crie : barrez-vous petits cons ! Toujours nous étions ensemble et les vagabonds passaient parmi nous comme ces metteurs en scène de théâtre passant en revue une troupe de débutants. Toujours il y avait la lumière. Chacun à table léchait son assiette, mangeait un ail sur un quignon. Le soir les deux Antoine et Vincent venaient prendre le frais sur la terrasse. De là on pouvait voir le figuier. Il avait poussé contre le mur de la remise. Personne ne se rappelait depuis combien de temps. Son ombre avait la mémoire d’une époque plus ancienne encore où on laissait grandir les mauvaises graines au soleil. Nous aimions ces espaces livrés à eux-mêmes, cette vie généreuse pleine de désordres, de surprises et d’enchantements. Le latin d’église dont les litanies résonnent encore à mon oreille, nous faisait douter qu’on puisse oublier une langue, fût-elle morte ou simplement endormie. Mes camarades en tiraient un certain orgueil. Parler le français ne pouvait faire oublier la langue originelle des sources, celle que leurs aïeux avaient creusée dans le puits sans fond des cellules, les gènes désormais éclatés de leurs différentes patries. Il y avait cela qu’on appelle l’hospitalité dans les livres. Et puis cette envie que l’impossible ne soit jamais loin. Sans vouloir qu’on en parle. Même longtemps après. Même quand on est mort. Tout est flou maintenant et d’une incroyable précision. J’ouvre des portes au milieu de nulle part. Des étapes je n’ai que l’ouïe d’un breuvage et la délectation sur la nuque d’une eau fraîchissant le cou. L’apparition soudaine qui fait trembler une timbale. La course à toute allure fondant derrière un talus. Seul le chemin demeure. Le pays que j’ai aimé trempe sa plume dans l’encre bleue d’un encrier. Il a les nervures d’un alphabet, la mélancolie d’où naît l’écriture, l’impression de n’être qu’un crayon traçant, au fil des jours, et la nuit surtout quand règne le silence, les contours presque effacés d’un jardin. Puis plus rien. La même étroitesse partout, comme si l’étranger n’avait plus sa place. Pas même en soi où pourtant personne ne saura jamais qui il est. Viendront d’autres mutations encore. Comme l’exode rural. Des vignerons, arrachés à la terre, trouvant un travail à mi-temps dans un supermarché de banlieue. Vendant un terrain en jachère afin d’aménager une salle de bain dans la petite pièce qui jusque-là servait de souillarde ou de débarras. Le temps des premiers crédits, de l’aménagement du territoire par l’Etat centralisateur, de la rationalisation de l’espace et de la chasse aux moustiques. Il en sortait de partout qu’on fusillait à coup de pesticides, personne ne devant plus jamais laisser sur la porte un bol rempli d’eau pour le chien. Il y avait une soixantaine de chevaux au village. Le matin ils partaient avec la charrue et, sans aller bien loin, ils avaient les nuages et du ciel par-dessus qui leur servait de lien. L’herbe était notre dortoir. On pouvait y dormir sans que personne ne dérange. Ou bien en haut des arbres la cabane en planches de quelques garçons. Plus tard certains maires se sont mis à prendre des arrêtés afin de chasser, par les techniques les plus sophistiquées, les marginaux de leur territoire. Même le nom de vagabonds ne disait plus rien. Il avait disparu du vocabulaire avec celui des clochards célestes et des mendiants qui n’avaient pas résisté plus longtemps. On parlait de sans-logis, de plus en plus de SDF, d’indésirables, de nuisibles ou d’encombrants. Toute la cosmologie de la Grèce ancienne avait été anéantie. Suivirent les fondements de la chrétienté. L’hospitalité que l’on doit à celui qui est de passage, celle aussi de celui qui, en s’en allant, donne envie de partir. Il n’y avait plus d’ordre à cela. Pas plus que de conscience d’être à soi-même son propre étranger. Sous couvert de simplification le langage était balayé. C’était le degré zéro de la mondialisation. Les prémices soudain qu’il faut tenir le cap, que la poésie ne doit pas s’éloigner de la lutte. Le temps était venu de naviguer sur la Toile. De ne plus rien savoir du sort des abeilles noires et de la prédiction des amandiers. Chacun avait son site connecté avec un écran que certains refusaient d’éteindre avec la violence des tout-puissants. Des journées sans odeur prenaient le pas sur le parfum des lavandes et du romarin. On était fatigué de supporter son corps. Les poils étaient rasés dès les premiers tourbillons. On aurait dit la fin de l’herbe des femmes. Une étable sans baluchon. De nouveaux explorateurs se disant citoyens du monde avaient l’obsession des novices qui n’ont jamais bouchonné un cheval. Plus de temps perdu, d’espace clos où se cacher quand la vie déborde. Plus de désordre non plus. Plus d’écriture qui ne soit l’inerte condition d’une attente et de la survie. Tout devenait communication. A tel point qu’on aurait pu en vain chercher l’ombre d’un arbre. L’espace intemporel où ne pas dire quelque chose donne à celui qui se tait la liberté de parler quand c’est interdit. La mise en réseau réduisait à néant l’espace négatif de la langue natale. Celle du rien qu’un voyageur mystique trouve sur le chemin menant de la force à la terre promise, de la guerre de soi au déhanchement de la vie. Il y avait cette rupture entre les habitants. Le repli sur des territoires assiégés qu’il fallait à tous prix défendre face aux assauts de la robotique et du transhumain. Et ce cosmopolitisme de l’adieu qui, une fois passé les derniers miroirs d’un monde ébloui, faisait que tout devenait possible, même tendre la main aux successeurs de nos vieilleries. Ainsi, en quittant le rivage insouciant des premiers bruissements de l’aube, chaque pays embarque au-delà de sa propre nature. Celle qui n’appartient à personne. Pas plus au passé d’une mémoire surnaturelle qu’aux machines augmentées qui dans le futur nous ferons voyager. Loin, très loin des prairies de l’enfance, là où peut-être encore il y aura de l’herbe pour se fiancer. Le soir, après le repas, nous retournions dans l’herbe. Allongés sur le dos, nous sentions aux mollets, sur la main et la nuque, la délicieuse fraîcheur qui tombait du ciel étoilé. Les internautes étaient connectés. Ils formaient une communauté efficace et prête à s’évader. Mais où avaient bien pu passer les hirondelles ? Elles sont retournées au pays twittaient les uns ! Elles sont toutes disparues twittaient les autres ! On aurait dit la part invisible de l’avenir circulant dans les intervalles des ordinateurs. Que faire ! A peine si on entendit. C’était un pays béni des dieux. Un pays de cocagne comme on disait jadis. Jà, déjà, jamais, jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Plus d’humeurs, plus de salive, plus de larmes comme il y en avait autrefois quand Hector mettait son fils dans les bras de sa femme et qu’elle le recevait sur son sein parfumé avec des rires en pleurs. Plus besoin de ces habillages obscènes, des ces aisselles remplies de chiendent. De ces poches contenant les organes de tous les ancêtres. Les désirs archaïques d’une nature presque disparue maintenant. Plus besoin de sentiments, de cette honte d’être un homme perpétuant dans la recherche de la vérité la solitude de l’être-là. Comme à perte de vue le regard d’une génération errante jeté sur un nouveau monde. Des choses qu’on ne verra pas. Certains ne pouvant supporter cette sortie de l’exil. Un pays sans corps, sans organe, sans sexualité non plus. Celle-ci ayant de tout temps entretenu avec le paysage mental des membranes une sensualité dépassant la performance, les figures érotiques et la chasteté jouissive d’une atteinte à la plénitude d’un autre corps. Tout cela ne voulant plus dire grand chose, l’universel, la transcendance, maintenant. Un qui croyait au ciel, Un qui n’y croyait pas. Mais où sont passés les hirondelles ! Les grillons dont le chant déposé sous la terre métamorphose en images parfaites la finitude des humains. He made the world to be a grassy road / Before her wandering feet. Où sont passés les crapauds, les fontaines, les prophètes et les magiciens. Poncenaille qui passait tous les ans au début du printemps. Qui ne reviendra plus. Que penser ! Que faire ! Quel projet !

Henri Rodier

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