Ô : Poème inflammable – Revue Souffles n°250-251, décembre 2015

Prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels
Philippe Soupault, La glace sans tain

Ô : Poème inflammable

La poésie baignera la pénombre de votre cachot. Comme un liquide amniotique dont vous auriez gardé la timbale juste après la perte des eaux, elle vous protègera de l’isolement, des privations et des humiliations qui vous seront infligées.
Si vous connaissez des poèmes par cœur, on pourra vous emprisonner, vous abandonner, vous exiler, vous priver de liberté ou encore vous battre, il vous restera toujours une syllabe, un mot, un vers tout entier, un poème pour vous évader.
Vous pleurerez de ne plus pouvoir vous pencher sous les anges d’une fontaine, vous asperger d’eau froide avant de prendre un bain de soleil.
Quelque chose comme le vol d’un épervier flottera au-dessus des rondes captives, l’errance d’une guirlande sur le rempart insulaire protégeant l’entrée d’un donjon.
Personne ne vous offrira à boire. Aucune assiette à table pour nourrir l’étranger.
Vous serez seul. Comme des milliers de fois des poètes ont écrit derrière les barreaux.
Vous serez là, vide de sens, acculé par la soif, poète à l’intérieur de quoi la source naît d’une résurgence et la rivière aussi de la rage d’une expression.
Au piquet d’une solitude plus grande que celle d’un écolier abandonné au mur d’un préau, vous sentirez la folie envahir la poche de votre cervelle, les guenilles d’un corps coller au linceul de la peau.
Pourvu que des bouches s’ouvrent, fassent résonner des clochers, que des vers sortent du puits de la langue où le poème attend accroché au fer du gosier.
Pourvu que l’eau, dont chaque goutte est une page d’écriture à la recherche d’un cahier d’écolier, perce les canaux souterrains du silence à la vitesse d’un boulet.
Eaux profondes habitées par le métal froid de l’exil, carapaces de verre, dédales de l’enfermement d’où tomberont sous les coups d’un marteau lyrique les barrières de votre cocon.
Ouvrez les vannes ! Faites sauter les bouchons ! Donnez à l’eau qui vous regarde l’horizon d’une délicatesse infinie !
Et peu importe les imperfections, les méandres, les chutes, les baisses de pression, les périodes arides où plus rien ne sort du conduit, les bains de boue, les immondices, peu importe la boue des clochettes, les vases clos, les écluses hors d’usage, la vision idéale des purs esprits. L’eau chassera de vos maux la haine, le mal de reins que sonde en tous points votre envie d’en finir.
Comme les péchés de naguère vous serez sauvé du déluge par la patte d’un chat nourricier, la main tendue d’un torrent dont la chute remonte à l’enfant des garrigues aux pieds nus.
Eau des caresses, verticalité d’une averse en dehors du champ labouré.
Et peu importe les bonnes manières, l’art policé d’une cour dont le poète serait le bouffon.
Vous serez là, un filet d’eau en guise de souffle faisant éclater les rochers, poussant les fleurs à éclore des éboulis, rendant la loi à sa fragilité première, pénétrant le sous-sol de l’herbe, le chant des grillons pour rejoindre les combats à venir.
Si vous êtes enfermé et que personne ne comprenne votre supplique.
Si vous n’êtes pas encore né et que le regard des autres vous soit comme un avis de tempête.
Si pour parler il vous faut franchir tellement de menaces qu’à la fin vous restez aussi silencieux qu’une proie.
Vous serez seul.
Une salive intarissable fera de votre bouche l’oracle d’un palais de cristal.
Ni la tristesse ni la joie ne sauront endiguer vos larmes.
Une rougeur sur la joue fera reconnaître l’épreuve, le charme parfois d’une émotion jamais contenue.
Il y aura des moments de folie, la sueur constitutive de l’angoisse se transformera en perles de pluies, l’urine, véhicule agréé de la tendresse des animaux, s’écoulera dans le matin prairial de vos rêveries.
Promeneur solitaire vous serez perdu pour la vie. L’eau d’une calebasse vous suivra comme le breuvage d’un impossible incendie.
Vous verrez, de vos propres yeux, l’invisible, la mort qui tue, le temps des eaux dormantes, des mares ensorcelées, des flaques d’eau apeurées sous la roue, les murs d’enfance dont on ne sépare jamais les secrets.
Vous survivrez dans la complicité des mots enjambés, des mots rares, la pudeur des mots enflammés, celle des mots remplis de nervures érotiques, des mots vertiges dont la flûte se joue des cordes et des interdits.
Ils vous emporteront partout où vous irez, loin, très loin dans le sous-bois des arbres et quand vous atteindrez la cabane héroïque d’une naïade des galets lumineux vous guideront jusqu’à la fascination des pavots.
La poésie coulera dans vos veines comme les lettres de l’alphabet à travers les formules de l’encrier. A chaque vers la rosée fraîchira la lame de votre attirance. Vous flotterez dans la lueur irréelle d’une petite mort annoncée.
Tout ce qui existe vous sera inconnu. Vous serez aussi proche de la nature que la terre parfois peut l’être de la voie lactée.
Vous marcherez !
Pas sur l’eau mais la flaque entière éclaboussera votre mal d’aimer.
Sur les pavés de la mémoire, le craquement ombellifère des   charpentes et des ponts-levis.
Afin de briser le cercle tout tracé d’une vie livrée sur mesure vous monterez en spirale les marches d’un prochain  tourbillon.
Quelles que soient les entraves vous marcherez vers les concrétions.
La tombe sera votre chemin.
Elle sera dans l’arbre et vous ne verrez rien.
Rien que du feu, que des morceaux d’étincelles qui jailliront de la nacelle gazeuse d’un lac.
Seul au milieu d’une force, vous irez droit devant, débordant les nuits froides de ce qu’en quelques vers la folie d’une vie fait germer.

D’argelliers à Montarnaud. Hommage à Max Rouquette – Revue Souffles n°248-249, juillet 2015

L’herbe était notre compagne.
Max Rouquette, Le secret de l’herbe

Jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés.
René Char, Jacquemard et Julia

He made the world to be a grassy road
her wandering feet.
W.B. Yeats, The rose of the world.

Enfant, j’ai découvert l’étrangeté des visages en écoutant parler des vagabonds. L’un d’entre eux s’appelait Poncenaille. Il passait tous les ans au début du printemps. Puis une année il n’est pas revenu. L’automne aussi remplissait le village de vendangeurs venus de pays frontaliers. Ils avaient la vigueur des montagnes et des peuples du bord de mer. Autant que l’odeur des raisins écrasés dans le cou d’une jeune fille leur beauté me donnait des frissons. Mes camarades d’école étaient des enfants d’émigrés. Rien dans nos jeux ne laissait soupçonner qu’ils aient dû quitter leur pays. Pourtant ils s’étaient expatriés avec leur famille qui cherchait pour survivre un travail mieux rémunéré. C’était des enfants de mon âge. Nous jouions du matin jusqu’au soir. Aujourd’hui, quand j’y pense, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance de les connaître. Ils avaient vécu l’abandon que tous ceux qui quittent un pays éprouvent en laissant derrière eux une maison ou bien des amis. La mue d’une nouvelle existence dont ils avaient très tôt appris le langage et les premiers rudiments. Ils en tiraient un courage qui forçait mon admiration. Ignorant que j’étais des conflits qui minent le monde, ils m’ont fait découvrir les méandres de la vie sociale, la détresse des cœurs déplacés. Parce qu’il n’y a pas de lieu qui ne soit ouvert à l’absence, pas d’étrangers ailleurs qu’aux avant-postes du désir, pas de langue qui ne soit confrontée à la vie prénatale, l’herbe était notre compagne. La seule peut-être en qui nous mettions toute notre confiance. Comme si rien ne pouvait arriver lorsqu’on est allongé dans un pré avec des billes plein les poches. J’en ai conçu une affection infinie pour les graminées. En deçà de quoi nous étions heureux. Dans les paysages de mon enfance, il y a de vieilles femmes qui égrainent à la prière des chapelets aux grains d’oliviers. Des braconniers vivant la nuit dans les bois. D’anciens prisonniers qui, appuyés à la pile d’une fontaine, racontent comment ils se sont évadés. Une polonaise arrivée là sans savoir comment et qui tient une épicerie minuscule. Une femme pissant debout dans la rue qu’on poursuit en se moquant d’elle et qui nous crie : barrez-vous petits cons ! Toujours nous étions ensemble et les vagabonds passaient parmi nous comme ces metteurs en scène de théâtre passant en revue une troupe de débutants. Toujours il y avait la lumière. Chacun à table léchait son assiette, mangeait un ail sur un quignon. Le soir les deux Antoine et Vincent venaient prendre le frais sur la terrasse. De là on pouvait voir le figuier. Il avait poussé contre le mur de la remise. Personne ne se rappelait depuis combien de temps. Son ombre avait la mémoire d’une époque plus ancienne encore où on laissait grandir les mauvaises graines au soleil. Nous aimions ces espaces livrés à eux-mêmes, cette vie généreuse pleine de désordres, de surprises et d’enchantements. Le latin d’église dont les litanies résonnent encore à mon oreille, nous faisait douter qu’on puisse oublier une langue, fût-elle morte ou simplement endormie. Mes camarades en tiraient un certain orgueil. Parler le français ne pouvait faire oublier la langue originelle des sources, celle que leurs aïeux avaient creusée dans le puits sans fond des cellules, les gènes désormais éclatés de leurs différentes patries. Il y avait cela qu’on appelle l’hospitalité dans les livres. Et puis cette envie que l’impossible ne soit jamais loin. Sans vouloir qu’on en parle. Même longtemps après. Même quand on est mort. Tout est flou maintenant et d’une incroyable précision. J’ouvre des portes au milieu de nulle part. Des étapes je n’ai que l’ouïe d’un breuvage et la délectation sur la nuque d’une eau fraîchissant le cou. L’apparition soudaine qui fait trembler une timbale. La course à toute allure fondant derrière un talus. Seul le chemin demeure. Le pays que j’ai aimé trempe sa plume dans l’encre bleue d’un encrier. Il a les nervures d’un alphabet, la mélancolie d’où naît l’écriture, l’impression de n’être qu’un crayon traçant, au fil des jours, et la nuit surtout quand règne le silence, les contours presque effacés d’un jardin. Puis plus rien. La même étroitesse partout, comme si l’étranger n’avait plus sa place. Pas même en soi où pourtant personne ne saura jamais qui il est. Viendront d’autres mutations encore. Comme l’exode rural. Des vignerons, arrachés à la terre, trouvant un travail à mi-temps dans un supermarché de banlieue. Vendant un terrain en jachère afin d’aménager une salle de bain dans la petite pièce qui jusque-là servait de souillarde ou de débarras. Le temps des premiers crédits, de l’aménagement du territoire par l’Etat centralisateur, de la rationalisation de l’espace et de la chasse aux moustiques. Il en sortait de partout qu’on fusillait à coup de pesticides, personne ne devant plus jamais laisser sur la porte un bol rempli d’eau pour le chien. Il y avait une soixantaine de chevaux au village. Le matin ils partaient avec la charrue et, sans aller bien loin, ils avaient les nuages et du ciel par-dessus qui leur servait de lien. L’herbe était notre dortoir. On pouvait y dormir sans que personne ne dérange. Ou bien en haut des arbres la cabane en planches de quelques garçons. Plus tard certains maires se sont mis à prendre des arrêtés afin de chasser, par les techniques les plus sophistiquées, les marginaux de leur territoire. Même le nom de vagabonds ne disait plus rien. Il avait disparu du vocabulaire avec celui des clochards célestes et des mendiants qui n’avaient pas résisté plus longtemps. On parlait de sans-logis, de plus en plus de SDF, d’indésirables, de nuisibles ou d’encombrants. Toute la cosmologie de la Grèce ancienne avait été anéantie. Suivirent les fondements de la chrétienté. L’hospitalité que l’on doit à celui qui est de passage, celle aussi de celui qui, en s’en allant, donne envie de partir. Il n’y avait plus d’ordre à cela. Pas plus que de conscience d’être à soi-même son propre étranger. Sous couvert de simplification le langage était balayé. C’était le degré zéro de la mondialisation. Les prémices soudain qu’il faut tenir le cap, que la poésie ne doit pas s’éloigner de la lutte. Le temps était venu de naviguer sur la Toile. De ne plus rien savoir du sort des abeilles noires et de la prédiction des amandiers. Chacun avait son site connecté avec un écran que certains refusaient d’éteindre avec la violence des tout-puissants. Des journées sans odeur prenaient le pas sur le parfum des lavandes et du romarin. On était fatigué de supporter son corps. Les poils étaient rasés dès les premiers tourbillons. On aurait dit la fin de l’herbe des femmes. Une étable sans baluchon. De nouveaux explorateurs se disant citoyens du monde avaient l’obsession des novices qui n’ont jamais bouchonné un cheval. Plus de temps perdu, d’espace clos où se cacher quand la vie déborde. Plus de désordre non plus. Plus d’écriture qui ne soit l’inerte condition d’une attente et de la survie. Tout devenait communication. A tel point qu’on aurait pu en vain chercher l’ombre d’un arbre. L’espace intemporel où ne pas dire quelque chose donne à celui qui se tait la liberté de parler quand c’est interdit. La mise en réseau réduisait à néant l’espace négatif de la langue natale. Celle du rien qu’un voyageur mystique trouve sur le chemin menant de la force à la terre promise, de la guerre de soi au déhanchement de la vie. Il y avait cette rupture entre les habitants. Le repli sur des territoires assiégés qu’il fallait à tous prix défendre face aux assauts de la robotique et du transhumain. Et ce cosmopolitisme de l’adieu qui, une fois passé les derniers miroirs d’un monde ébloui, faisait que tout devenait possible, même tendre la main aux successeurs de nos vieilleries. Ainsi, en quittant le rivage insouciant des premiers bruissements de l’aube, chaque pays embarque au-delà de sa propre nature. Celle qui n’appartient à personne. Pas plus au passé d’une mémoire surnaturelle qu’aux machines augmentées qui dans le futur nous ferons voyager. Loin, très loin des prairies de l’enfance, là où peut-être encore il y aura de l’herbe pour se fiancer. Le soir, après le repas, nous retournions dans l’herbe. Allongés sur le dos, nous sentions aux mollets, sur la main et la nuque, la délicieuse fraîcheur qui tombait du ciel étoilé. Les internautes étaient connectés. Ils formaient une communauté efficace et prête à s’évader. Mais où avaient bien pu passer les hirondelles ? Elles sont retournées au pays twittaient les uns ! Elles sont toutes disparues twittaient les autres ! On aurait dit la part invisible de l’avenir circulant dans les intervalles des ordinateurs. Que faire ! A peine si on entendit. C’était un pays béni des dieux. Un pays de cocagne comme on disait jadis. Jà, déjà, jamais, jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Plus d’humeurs, plus de salive, plus de larmes comme il y en avait autrefois quand Hector mettait son fils dans les bras de sa femme et qu’elle le recevait sur son sein parfumé avec des rires en pleurs. Plus besoin de ces habillages obscènes, des ces aisselles remplies de chiendent. De ces poches contenant les organes de tous les ancêtres. Les désirs archaïques d’une nature presque disparue maintenant. Plus besoin de sentiments, de cette honte d’être un homme perpétuant dans la recherche de la vérité la solitude de l’être-là. Comme à perte de vue le regard d’une génération errante jeté sur un nouveau monde. Des choses qu’on ne verra pas. Certains ne pouvant supporter cette sortie de l’exil. Un pays sans corps, sans organe, sans sexualité non plus. Celle-ci ayant de tout temps entretenu avec le paysage mental des membranes une sensualité dépassant la performance, les figures érotiques et la chasteté jouissive d’une atteinte à la plénitude d’un autre corps. Tout cela ne voulant plus dire grand chose, l’universel, la transcendance, maintenant. Un qui croyait au ciel, Un qui n’y croyait pas. Mais où sont passés les hirondelles ! Les grillons dont le chant déposé sous la terre métamorphose en images parfaites la finitude des humains. He made the world to be a grassy road / Before her wandering feet. Où sont passés les crapauds, les fontaines, les prophètes et les magiciens. Poncenaille qui passait tous les ans au début du printemps. Qui ne reviendra plus. Que penser ! Que faire ! Quel projet !

Henri Rodier

Prendre la plume – Revue Souffles n°246-247, décembre 2014

Un soir à la tombée de la nuit. C’est l’été. Comme il a fait chaud toute la journée on ouvre les fenêtres. La résistance s’organise. On prend le frais. Des chauves-souris, dont on avait pensé la disparition prochaine, volent dans le jardin. Quelque part un orvet attend la nuit noire pour quitter la cachette où il a établi son repos. On dit qu’autrefois des animaux ont fait monter Noé dans une arche. Quelques secondes avant qu’il se noie. C’était courageux, notamment de la part des limaces qui sont des gastéropodes rampants ignoblement qualifiés de nuisibles par le dictionnaire. Au mémorial de Caen une photographie montre un jeune garçon et une jeune fille pendus à une poutre par des nazis. On a envie de crier pourquoi. Quand un écrivain prend la plume la trace qu’il laisse sur la tablette n’est pas moins lisible que la bave d’un limaçon. On ne dégonfle pas une plume. Même arrachée de force elle prend le large. Toutes voiles dehors. Jusqu’au dernier souffle. Jusqu’à l’accomplissement. J’imagine Jean Moulin sur la bicyclette qui le ramène à Saint-Andiol. La lune est claire. Depuis la nuit des temps le combat des Résistants aura été de ne jamais s’avouer vaincus. « Notre guerre, à nous aussi, est rude mon général ». Je l’imagine quittant les discussions à n’en plus finir pour organiser l’unité des Mouvements de Résistance de la zone Sud : Combat, Franc-Tireur, Libération. Je l’imagine retrouvant Colette Pons à Nice. La galerie Romanin où sont exposés les tableaux qu’il admire. Peut-être qu’en chemin une pensée lui traverse l’esprit. Que devient Max Jacob, tous les autres qui lui parlaient de peinture ou de poésie. Impérieuse obligation de défendre la patrie, de restaurer la République, de préparer les institutions au retour de la paix. Les grands chefs indiens meurent tous avec une parure de plumes. Sur la photographie des Arceaux prise en 1939, Jean Moulin porte un chapeau. L’écharpe ne cache pas encore la cicatrice. Gorge tranchée avec un éclat de verre. Juin quarante. Le préfet de Chartres ne sera jamais complice de l’Occupant. Parfois un artiste devient Résistant. Il finit la plupart du temps par mourir du typhus dans un camp. « Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale ». écrivait Robert Desnos à Youki avant de mourir à cinq heures trente du matin au camp de Terezin dans les bras de Jesef Stuna et d’Alena Tesarova. Ou bien on l’enferme dans une cave le temps de le martyriser un peu plus. Les saints meurent aussi. Habituellement c’est la police politique qui les jette à l’eau dans un sac. Il y a ceux qui dans une imprimerie clandestine éditent des papiers appelant à l’insurrection, ceux qui deviennent Français Libres en rejoignant l’Angleterre. Le capitaine Alexandre, chef du secteur Durance-Sud de l’Armée Secrète, écrit les Feuillets d’Hypnos de 1943 à 1944. Piquée face à lui dans le mur de la pièce où il écrit, la copie couleur d’un tableau de George de La Tour représentant Job raillé par sa femme. « Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au-delà ». Max Jacob arrêté le 24 février 1944 à la sortie de la messe du matin meurt le 5 mars au camp de Drancy. Après la mort de son frère Gaston et la déportation de sa sœur Mirté Léa il disait : « je mourrai martyr ». Il était juif et n’a jamais porté l’étoile jaune. L’auréole est une couronne de plumes qu’on destine aux hommes d’action. Devenir efficace donc. Tenir bon. Le plus longtemps possible. Le Messie en croix porte une couronne d’épines sur la tête. Les épines ne sont pas à proprement parler des plumes. Encore moins des auréoles. Elles n’ont rien à voir avec un chapeau. Les plus savants disent qu’elles représentent les rayons lumineux qui émanent du rédempteur. Epines d’acacia, dit-on. D’autres émettent l’hypothèse que le désordre causé par l’irruption d’un esprit visionnaire dans le domaine des forces établies conduit les détenteurs du pouvoir au meurtre, la raison dominante à l’élimination des intrus. On tue généralement ceux qui, sans espoir de durer, veulent changer le cours de choses. Gardent au creux de la main les rêves d’une enfance bénie. Parfois il faut poser la bicyclette contre un arbre. Remettre la chaîne qui a déraillé. Moment de détente. « Après la Libération, je me consacrerai à la peinture. Vous oubliez que je suis peintre. » disait Jean Moulin à Daniel Cordier. Libération ! Des foules de gens aux fenêtres, dans les rues. On chante. On s’amuse. On tond aussi des femmes aux cheveux défaits. Prendre la plume. Ne rien accepter qui ne soit juste, dont on puisse avoir honte plus tard. Plutôt mourir. Jean Moulin aimait la vie, Antoinette, Megève, Davos, le ski, le mas de la Lèque, Blanche et Laure, la peinture et la poésie, Pierre Cot qu’il accompagna dans la lutte pour les Républicains espagnols. Il aimait son père, Antonin, qui milita pour rendre hommage aux insurgés républicains de Béziers victimes, sous la deuxième République, de la répression bonapartiste et son frère aîné, Joseph, mort d’une péritonite à l’âge de sept ans. En général une plume ne résiste pas très longtemps une fois accompli le miracle de son l’envol. Raclements de la gorge trop fréquents. Le corps traqué, surmené, abandonné, trahi. « Dans une semaine, nous serons peut-être tous arrêtés ». Les Feuillets d’Hypnos sont dédiés à Albert Camus. Celui-ci écrivait dans La mort heureuse : « un corps a toujours l’idéal qu’il mérite. Cet idéal du caillou, si j’ose dire, il faut pour le soutenir un corps de demi-dieu. » Cellule 130, fort de Montluc. Rex arrêté le 21 juin 1943. Au lieu de parler sous la torture Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau Barbie. « Je suis artiste peintre. » Toujours le dessin. L’intransigeance du trait. « Vous avez bien fait d’acheter des Tal Coat. » disait-il à Colette Pons. Il meurt de ses blessures le 8 juillet 1943 dans le train Paris-Berlin. La première réunion du Conseil National de la Résistance s’était tenue le 27 mai 1943. Mission accomplie. Quand il apprenait à Ringway le cryptage et le décryptage des messages Jean Moulin avait choisi une strophe d’un de ses poètes préférés : la Rapsode foraine de Tristan Corbière : « Prends pitié de la fille-mère / Du petit au bord du chemin… / Si quelqu’un leur jette la pierre / Que la pierre se change en pain. » Le cénotaphe du Panthéon contient les cendres présumées de son corps.

Le geste impensé d’un caillou – Clapàs, juillet 2014

« Comme si rien n’était différent, pas même la joie. Comme si de rien naissaient toutes sortes d’intimités, l’illumination soudaine de ne plus être le centre d’un monde mais un morceau sans lieu, inerte et plein de vie qui flotte là ou ailleurs, cherchant quelqu’un, quelque  chose ou personne, et nulle identité souveraine pour dire autrement qu’il existe ou bien qu’il est. »

À la source négative d’une différence – Clapàs, 2014

« Pour l’arbrisseau des garrigues

L’existence d’un pli rend le pompon

Laineux aussi désirable qu’un

Bouton de nacre la fente inclinée d’un Surplis »


« Au milieu d’une simple harmonie lorsque

La couleur dominante s’efface

Et qu’un rien dont

On avait conclu qu’il n’était là

Pour personne devient au sein même d’un

Corps insoumis

La couleur d’un autre soi-même oubliée

Bien qu’il soit surpris »

Pierre d’attente et fleurs configurées – Encres de Jean Millon – Les Cent Regards, 2014

« La chute immédiate après la perte des eaux est le moment

que choisit l’invisible pour faire irruption sous la peau »


« Autant que l’eau elle est la source

Autant que le poisson elle préfigure l’oiseau

En elle une étincelle ruisselle

À sa vue la nuit noire trouve le toit d’un repas chaud

Mais il n’est pas une fenêtre qu’elle n’ait voulu saisir

De son pouls pierreux

Autant que l’air elle respire

De sa parole dépend le débit des cours d’eau

L’inclinaison des collines

Le torrent des pluis et l’écho »

Pierre d’attente et fleurs configurées – Clapàs, juin 2013

La rose que réfléchit le feuillage n’est pas la fleur mais l’arbre imaginé ce qui frotte au désir ce qui rend la surface concave et le pli murmuré n’est pas la vie qui en toutes choses ensemence de solitude la baguette du coudrier mais le rien qui manque à la chose dont le désir parfois échappe à la volupté.

p. 49


Puis la pierre se retire

On ne voit plus rien que la fleur

L’attente rendait l’impatience inerte

Voici l’inerte au bras de l’éclosion

Depuis l’insurrection de la première pierre

Toute l’inertie d’une force

Rentrant par le moins fréquenté des chemins

Quand les fleurs par milliers

Guettaient l’explosion d’un atome

La pierre l’extension

D’un trèfle à quatre coeurs

Passage cristallin par les massifs de chromosomes

La vie prend en essor la faiblesse des mondes

L’immobile moteur de la flore et des parchemins

p. 116

Économie du peu. Suivi de : Épitomé – Clapàs, juin 2013

« Économie: l’agencement harmonieux de tout et de ses parties.

Du peu: la multiplication des choses simples et nécessaires dont l’abondance nous est donnée par surcroît.

Economie du peu: la vie dans le retrait merveilleux d’un monde où quelques mots suffisent à fixer la lumière.

Brièveté d’une forme sensible à la modicité des moyens. »


« Imaginez que vous êtes dans une de ces grandes surfaces où l’on consomme à tout va.

Imaginez que vous n’avez rien à acheter, rien à vendre non plus, mais que vous avez envie de vivre. Imaginez que vous êtes poète et que ce monde marchand où vous êtes tombé par hasard, vous allez lui en donner la beauté d’une promenade enchantée.

Imaginez, comme autrefois, entre les portiques d’une nature idéale, le regard d’un cintre dans une cabine d’essayage, un string sur le tapis roulant d’une caisse enregistreuse, une fille chewing-gum, un déjeuner sur l’herbe au pied d’une machine à boissons. Imaginez vous en paysan sous le regard captif d’une caméra de surveillance, trouvez le passage, allumez tous vos sens. La vie est là, subversive, dans l’abrégé d’un livre de lutte pour la poésie d’aujourd’hui. »