Première apparition de l’herbe – Clapàs, avril 2016

« Pourquoi y aurait-il tant de différences entre la peau que l’on touche et celle qui est touchée ! Entre l’arbre qui chante et l’oiseau prêt à s’envoler ! Entre le jour qui se lève et la nuit ! Entre la femme et l’enfant lequel désire, lequel est désiré ! Pourquoi y aurait-il oublié de soi-même un langage fait de silence et un autre bruissant de sons inachevés? Pourquoi cette insouciance dans le peu de sommeil qui reste pour tenter de la retrouver? Je me disais qu’en dessous de la jupe elle avait une combinaison en viscose ou bien un caraco que je ne verrais jamais. »


« L’éléphant suivait la berge en s’éloignant petit à petit du pont. Jadis il avait imaginé lui aussi qu’il pourrait changer l’amour avec une trompe maladroitement posée sur quatre sabots. Il avait imaginé qu’en marchant sur l’herbe avec un barrit plein de gratitude, la majesté viendrait au monde et avec elle le pas délicat d’une danse plus légère que l’air. Il suivait la berge comme le corps mystique d’une chapelle l’horizon mélancolique d’un morceau de terre en plein ciel. »

Introduction au geste impensé d’un caillou – Clapàs, avril 2016

« Nous ne sommes ni les prédateurs de ressources rares ni les fossoyeurs d’une terre saturée de bombes à retardement. Pas plus que ne compte le regard sublime que nous portons sur les forêts primitives, les sommets éternellement enneigés, la mer infinie qui fait rêver les touristes, ne  compte l’idolâtrie que nous avons de nos muscles, la certitude qu’en étant des humains nous avons un droit de vie et de mort sur les taupes, les sauterelles, les limaces et les sans-abri. Nous ne sommes ni des faiseurs d’idoles ni des contempteurs. Nous ne sommes rien ni personne sinon la conscience que le moindre caillou nous a donnée à force d’entendre, afin que nous en fassions le même usage que l’herbe, la même contemplation que les arbres dont les parfums voyagent au milieu de la nuit. »

Le geste impensé d’un caillou – Clapàs, juillet 2014

« Comme si rien n’était différent, pas même la joie. Comme si de rien naissaient toutes sortes d’intimités, l’illumination soudaine de ne plus être le centre d’un monde mais un morceau sans lieu, inerte et plein de vie qui flotte là ou ailleurs, cherchant quelqu’un, quelque  chose ou personne, et nulle identité souveraine pour dire autrement qu’il existe ou bien qu’il est. »

À la source négative d’une différence – Clapàs, 2014

« Pour l’arbrisseau des garrigues

L’existence d’un pli rend le pompon

Laineux aussi désirable qu’un

Bouton de nacre la fente inclinée d’un Surplis »


« Au milieu d’une simple harmonie lorsque

La couleur dominante s’efface

Et qu’un rien dont

On avait conclu qu’il n’était là

Pour personne devient au sein même d’un

Corps insoumis

La couleur d’un autre soi-même oubliée

Bien qu’il soit surpris »

Pierre d’attente et fleurs configurées – Encres de Jean Millon – Les Cent Regards, 2014

« La chute immédiate après la perte des eaux est le moment

que choisit l’invisible pour faire irruption sous la peau »


« Autant que l’eau elle est la source

Autant que le poisson elle préfigure l’oiseau

En elle une étincelle ruisselle

À sa vue la nuit noire trouve le toit d’un repas chaud

Mais il n’est pas une fenêtre qu’elle n’ait voulu saisir

De son pouls pierreux

Autant que l’air elle respire

De sa parole dépend le débit des cours d’eau

L’inclinaison des collines

Le torrent des pluis et l’écho »

Pierre d’attente et fleurs configurées – Clapàs, juin 2013

La rose que réfléchit le feuillage n’est pas la fleur mais l’arbre imaginé ce qui frotte au désir ce qui rend la surface concave et le pli murmuré n’est pas la vie qui en toutes choses ensemence de solitude la baguette du coudrier mais le rien qui manque à la chose dont le désir parfois échappe à la volupté.

p. 49


Puis la pierre se retire

On ne voit plus rien que la fleur

L’attente rendait l’impatience inerte

Voici l’inerte au bras de l’éclosion

Depuis l’insurrection de la première pierre

Toute l’inertie d’une force

Rentrant par le moins fréquenté des chemins

Quand les fleurs par milliers

Guettaient l’explosion d’un atome

La pierre l’extension

D’un trèfle à quatre coeurs

Passage cristallin par les massifs de chromosomes

La vie prend en essor la faiblesse des mondes

L’immobile moteur de la flore et des parchemins

p. 116

Économie du peu. Suivi de : Épitomé – Clapàs, juin 2013

« Économie: l’agencement harmonieux de tout et de ses parties.

Du peu: la multiplication des choses simples et nécessaires dont l’abondance nous est donnée par surcroît.

Economie du peu: la vie dans le retrait merveilleux d’un monde où quelques mots suffisent à fixer la lumière.

Brièveté d’une forme sensible à la modicité des moyens. »


« Imaginez que vous êtes dans une de ces grandes surfaces où l’on consomme à tout va.

Imaginez que vous n’avez rien à acheter, rien à vendre non plus, mais que vous avez envie de vivre. Imaginez que vous êtes poète et que ce monde marchand où vous êtes tombé par hasard, vous allez lui en donner la beauté d’une promenade enchantée.

Imaginez, comme autrefois, entre les portiques d’une nature idéale, le regard d’un cintre dans une cabine d’essayage, un string sur le tapis roulant d’une caisse enregistreuse, une fille chewing-gum, un déjeuner sur l’herbe au pied d’une machine à boissons. Imaginez vous en paysan sous le regard captif d’une caméra de surveillance, trouvez le passage, allumez tous vos sens. La vie est là, subversive, dans l’abrégé d’un livre de lutte pour la poésie d’aujourd’hui. »

Cartons à poèmes – Illustrations de Christophe Liron – Clapàs, 2011

 
Tu es belle dans la minute

On dirait du papier rempli de chocolat

Tu es belle sans savoir ni comment ni pourquoi

Le climat se réchauffe tu en as plein les doights

Tu es belle dans un monde où pour devenir roi

Il faudrait une reine et je ne vois que toi

Personne d’autre ne pourra monter

Avec la fumée sur le toit

Tu es belle comme du papier de soie

J’ai vu au fond d’une bouteille

Le message oublié qui flotte entre les doigts

Le monde se ferme

A la lisière des villes des oiseaux

chantent encore

Mais ils n’ont pour voler

Que la volière close des lucarnes

et des pigeonniers

Tu es belle comme un éclat de voix

Parfois la nuit je te regarde

On dirait que tu sors toute froissée d’un encrier

Et je n’ai pour te voir

que deux yeux et un crayon noir

Tu es belle dans la minute où j’écris ce poème

Afin qu’en le lisant chacun puisse l’entendre

En oubliant le tableau noir