« Soyez au fond de la douce lumière qui depuis toujours veille en silence sur nous un peu chacun de ce vent calme qui sur la joue des poètes a soufflé. Il n’y a pas de temps à perdre. On dit que le sable va disparaître, qu’on assassine des éléphants, que les arbres, ces grands seigneurs, dont les feuillages la nuit murmurent en silence, périssent comme des esclaves vendus au plus offrant. Mes ami/es, mes sœurs, mes petits frères, au-delà de cette amitié qui nous unit à la communauté invisible des êtres chers vivant au milieu de la nuit, il n’y a pas de jours qui ne puissent se lever sans le bruissement pensif des incertitudes, pas de mots non plus qui ne puissent unir notre action aux monades de l’herbe et aux doutes des vagabonds. Nous sommes seuls. Quelquefois le matin je vois de la lumière, j’approche en vain, je cours, je m’agite, je fais du bruit. Il faut continuer, reprendre la besace et pour un bout de chemin ensemble se contenter de la mie partagée d’un pain. Nous sommes seuls comme ces caravanes dont pour toujours les étoiles illuminent les campements. La terre est notre séjour dans le ciel. Il n’y a pas d’autres pays, d’autres paysages que de penser à travers les portes entr’ouvertes ce qu’a d’universel l’intervalle où communique chacun de nos minuscules jardins. La liberté d’aller et venir ensemble est commune à notre idéal. Nous trouvons dans la perfection de ce que demain nous allons entreprendre la force intrépide de vivre entre nous séparés. Chanter ne sert à rien si ce n’est pour changer le monde. Rapprocher ceux qui ont soif d’absolu du peuple des timbales et des fontaines en paucité. Mes ami/es, nous sommes seuls dans la pensée comme une barque en pleine utopie de vivre, un prisonnier dans sa bulle attendant une goutte d’eau, un rameau venue du dehors pour s’évader des artifices qui marquent à jamais le tapis de nos intentions. Ne dormez pas. Un jour j’ai goûté au soleil sur la branche d’un arbre. Il n’y avait plus rien que le ciel au dessus des nuages mais la terre abondait de visages et j’ai voulu descendre pour aller écouter de plus près les coquillages enfantins qui mènent de la vie prénatale à la joie. Si tous les éléphants devaient disparaître je serais si seul aujourd’hui que la vue encore d’un trompe l’œil me ferait aimer leur science à des années lumière de nos égarements. Mes ami/es, mes sœurs, mes petits frères, ne voyez nulle possession au désir aujourd’hui que j’ai de vous attarder. Un mot de vous et c’est la sororité d’un oiseau qui parle, un impossible retour que j’entends des îles enchantées. Les poèmes sont des actions foudroyantes, des vertiges d’indécente beauté. Il dérangent parce qu’ils n’ont rien à perdre. Ce qu’ils donnent est sans retour partagé. Ils n’ont ni lieu pour se répandre ni frontière pour se protéger. Leur langage est celui de l’étrange. Leur beauté celle qu’on ne verra jamais ailleurs que là où il faut rien attendre. Et tout donner puisqu’on a que deux yeux pour rire. Quelquefois pudiquement se mettre à pleurer. » Henri Rodier
Catégorie : PROSE
Ô : Poème inflammable – Revue Souffles n°250-251, décembre 2015
Prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels
Philippe Soupault, La glace sans tain
Ô : Poème inflammable
La poésie baignera la pénombre de votre cachot. Comme un liquide amniotique dont vous auriez gardé la timbale juste après la perte des eaux, elle vous protègera de l’isolement, des privations et des humiliations qui vous seront infligées.
Si vous connaissez des poèmes par cœur, on pourra vous emprisonner, vous abandonner, vous exiler, vous priver de liberté ou encore vous battre, il vous restera toujours une syllabe, un mot, un vers tout entier, un poème pour vous évader.
Vous pleurerez de ne plus pouvoir vous pencher sous les anges d’une fontaine, vous asperger d’eau froide avant de prendre un bain de soleil.
Quelque chose comme le vol d’un épervier flottera au-dessus des rondes captives, l’errance d’une guirlande sur le rempart insulaire protégeant l’entrée d’un donjon.
Personne ne vous offrira à boire. Aucune assiette à table pour nourrir l’étranger.
Vous serez seul. Comme des milliers de fois des poètes ont écrit derrière les barreaux.
Vous serez là, vide de sens, acculé par la soif, poète à l’intérieur de quoi la source naît d’une résurgence et la rivière aussi de la rage d’une expression.
Au piquet d’une solitude plus grande que celle d’un écolier abandonné au mur d’un préau, vous sentirez la folie envahir la poche de votre cervelle, les guenilles d’un corps coller au linceul de la peau.
Pourvu que des bouches s’ouvrent, fassent résonner des clochers, que des vers sortent du puits de la langue où le poème attend accroché au fer du gosier.
Pourvu que l’eau, dont chaque goutte est une page d’écriture à la recherche d’un cahier d’écolier, perce les canaux souterrains du silence à la vitesse d’un boulet.
Eaux profondes habitées par le métal froid de l’exil, carapaces de verre, dédales de l’enfermement d’où tomberont sous les coups d’un marteau lyrique les barrières de votre cocon.
Ouvrez les vannes ! Faites sauter les bouchons ! Donnez à l’eau qui vous regarde l’horizon d’une délicatesse infinie !
Et peu importe les imperfections, les méandres, les chutes, les baisses de pression, les périodes arides où plus rien ne sort du conduit, les bains de boue, les immondices, peu importe la boue des clochettes, les vases clos, les écluses hors d’usage, la vision idéale des purs esprits. L’eau chassera de vos maux la haine, le mal de reins que sonde en tous points votre envie d’en finir.
Comme les péchés de naguère vous serez sauvé du déluge par la patte d’un chat nourricier, la main tendue d’un torrent dont la chute remonte à l’enfant des garrigues aux pieds nus.
Eau des caresses, verticalité d’une averse en dehors du champ labouré.
Et peu importe les bonnes manières, l’art policé d’une cour dont le poète serait le bouffon.
Vous serez là, un filet d’eau en guise de souffle faisant éclater les rochers, poussant les fleurs à éclore des éboulis, rendant la loi à sa fragilité première, pénétrant le sous-sol de l’herbe, le chant des grillons pour rejoindre les combats à venir.
Si vous êtes enfermé et que personne ne comprenne votre supplique.
Si vous n’êtes pas encore né et que le regard des autres vous soit comme un avis de tempête.
Si pour parler il vous faut franchir tellement de menaces qu’à la fin vous restez aussi silencieux qu’une proie.
Vous serez seul.
Une salive intarissable fera de votre bouche l’oracle d’un palais de cristal.
Ni la tristesse ni la joie ne sauront endiguer vos larmes.
Une rougeur sur la joue fera reconnaître l’épreuve, le charme parfois d’une émotion jamais contenue.
Il y aura des moments de folie, la sueur constitutive de l’angoisse se transformera en perles de pluies, l’urine, véhicule agréé de la tendresse des animaux, s’écoulera dans le matin prairial de vos rêveries.
Promeneur solitaire vous serez perdu pour la vie. L’eau d’une calebasse vous suivra comme le breuvage d’un impossible incendie.
Vous verrez, de vos propres yeux, l’invisible, la mort qui tue, le temps des eaux dormantes, des mares ensorcelées, des flaques d’eau apeurées sous la roue, les murs d’enfance dont on ne sépare jamais les secrets.
Vous survivrez dans la complicité des mots enjambés, des mots rares, la pudeur des mots enflammés, celle des mots remplis de nervures érotiques, des mots vertiges dont la flûte se joue des cordes et des interdits.
Ils vous emporteront partout où vous irez, loin, très loin dans le sous-bois des arbres et quand vous atteindrez la cabane héroïque d’une naïade des galets lumineux vous guideront jusqu’à la fascination des pavots.
La poésie coulera dans vos veines comme les lettres de l’alphabet à travers les formules de l’encrier. A chaque vers la rosée fraîchira la lame de votre attirance. Vous flotterez dans la lueur irréelle d’une petite mort annoncée.
Tout ce qui existe vous sera inconnu. Vous serez aussi proche de la nature que la terre parfois peut l’être de la voie lactée.
Vous marcherez !
Pas sur l’eau mais la flaque entière éclaboussera votre mal d’aimer.
Sur les pavés de la mémoire, le craquement ombellifère des charpentes et des ponts-levis.
Afin de briser le cercle tout tracé d’une vie livrée sur mesure vous monterez en spirale les marches d’un prochain tourbillon.
Quelles que soient les entraves vous marcherez vers les concrétions.
La tombe sera votre chemin.
Elle sera dans l’arbre et vous ne verrez rien.
Rien que du feu, que des morceaux d’étincelles qui jailliront de la nacelle gazeuse d’un lac.
Seul au milieu d’une force, vous irez droit devant, débordant les nuits froides de ce qu’en quelques vers la folie d’une vie fait germer.
D’argelliers à Montarnaud. Hommage à Max Rouquette – Revue Souffles n°248-249, juillet 2015
L’herbe était notre compagne.
Max Rouquette, Le secret de l’herbe
Jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés.
René Char, Jacquemard et Julia
He made the world to be a grassy road
her wandering feet.
W.B. Yeats, The rose of the world.
Enfant, j’ai découvert l’étrangeté des visages en écoutant parler des vagabonds. L’un d’entre eux s’appelait Poncenaille. Il passait tous les ans au début du printemps. Puis une année il n’est pas revenu. L’automne aussi remplissait le village de vendangeurs venus de pays frontaliers. Ils avaient la vigueur des montagnes et des peuples du bord de mer. Autant que l’odeur des raisins écrasés dans le cou d’une jeune fille leur beauté me donnait des frissons. Mes camarades d’école étaient des enfants d’émigrés. Rien dans nos jeux ne laissait soupçonner qu’ils aient dû quitter leur pays. Pourtant ils s’étaient expatriés avec leur famille qui cherchait pour survivre un travail mieux rémunéré. C’était des enfants de mon âge. Nous jouions du matin jusqu’au soir. Aujourd’hui, quand j’y pense, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance de les connaître. Ils avaient vécu l’abandon que tous ceux qui quittent un pays éprouvent en laissant derrière eux une maison ou bien des amis. La mue d’une nouvelle existence dont ils avaient très tôt appris le langage et les premiers rudiments. Ils en tiraient un courage qui forçait mon admiration. Ignorant que j’étais des conflits qui minent le monde, ils m’ont fait découvrir les méandres de la vie sociale, la détresse des cœurs déplacés. Parce qu’il n’y a pas de lieu qui ne soit ouvert à l’absence, pas d’étrangers ailleurs qu’aux avant-postes du désir, pas de langue qui ne soit confrontée à la vie prénatale, l’herbe était notre compagne. La seule peut-être en qui nous mettions toute notre confiance. Comme si rien ne pouvait arriver lorsqu’on est allongé dans un pré avec des billes plein les poches. J’en ai conçu une affection infinie pour les graminées. En deçà de quoi nous étions heureux. Dans les paysages de mon enfance, il y a de vieilles femmes qui égrainent à la prière des chapelets aux grains d’oliviers. Des braconniers vivant la nuit dans les bois. D’anciens prisonniers qui, appuyés à la pile d’une fontaine, racontent comment ils se sont évadés. Une polonaise arrivée là sans savoir comment et qui tient une épicerie minuscule. Une femme pissant debout dans la rue qu’on poursuit en se moquant d’elle et qui nous crie : barrez-vous petits cons ! Toujours nous étions ensemble et les vagabonds passaient parmi nous comme ces metteurs en scène de théâtre passant en revue une troupe de débutants. Toujours il y avait la lumière. Chacun à table léchait son assiette, mangeait un ail sur un quignon. Le soir les deux Antoine et Vincent venaient prendre le frais sur la terrasse. De là on pouvait voir le figuier. Il avait poussé contre le mur de la remise. Personne ne se rappelait depuis combien de temps. Son ombre avait la mémoire d’une époque plus ancienne encore où on laissait grandir les mauvaises graines au soleil. Nous aimions ces espaces livrés à eux-mêmes, cette vie généreuse pleine de désordres, de surprises et d’enchantements. Le latin d’église dont les litanies résonnent encore à mon oreille, nous faisait douter qu’on puisse oublier une langue, fût-elle morte ou simplement endormie. Mes camarades en tiraient un certain orgueil. Parler le français ne pouvait faire oublier la langue originelle des sources, celle que leurs aïeux avaient creusée dans le puits sans fond des cellules, les gènes désormais éclatés de leurs différentes patries. Il y avait cela qu’on appelle l’hospitalité dans les livres. Et puis cette envie que l’impossible ne soit jamais loin. Sans vouloir qu’on en parle. Même longtemps après. Même quand on est mort. Tout est flou maintenant et d’une incroyable précision. J’ouvre des portes au milieu de nulle part. Des étapes je n’ai que l’ouïe d’un breuvage et la délectation sur la nuque d’une eau fraîchissant le cou. L’apparition soudaine qui fait trembler une timbale. La course à toute allure fondant derrière un talus. Seul le chemin demeure. Le pays que j’ai aimé trempe sa plume dans l’encre bleue d’un encrier. Il a les nervures d’un alphabet, la mélancolie d’où naît l’écriture, l’impression de n’être qu’un crayon traçant, au fil des jours, et la nuit surtout quand règne le silence, les contours presque effacés d’un jardin. Puis plus rien. La même étroitesse partout, comme si l’étranger n’avait plus sa place. Pas même en soi où pourtant personne ne saura jamais qui il est. Viendront d’autres mutations encore. Comme l’exode rural. Des vignerons, arrachés à la terre, trouvant un travail à mi-temps dans un supermarché de banlieue. Vendant un terrain en jachère afin d’aménager une salle de bain dans la petite pièce qui jusque-là servait de souillarde ou de débarras. Le temps des premiers crédits, de l’aménagement du territoire par l’Etat centralisateur, de la rationalisation de l’espace et de la chasse aux moustiques. Il en sortait de partout qu’on fusillait à coup de pesticides, personne ne devant plus jamais laisser sur la porte un bol rempli d’eau pour le chien. Il y avait une soixantaine de chevaux au village. Le matin ils partaient avec la charrue et, sans aller bien loin, ils avaient les nuages et du ciel par-dessus qui leur servait de lien. L’herbe était notre dortoir. On pouvait y dormir sans que personne ne dérange. Ou bien en haut des arbres la cabane en planches de quelques garçons. Plus tard certains maires se sont mis à prendre des arrêtés afin de chasser, par les techniques les plus sophistiquées, les marginaux de leur territoire. Même le nom de vagabonds ne disait plus rien. Il avait disparu du vocabulaire avec celui des clochards célestes et des mendiants qui n’avaient pas résisté plus longtemps. On parlait de sans-logis, de plus en plus de SDF, d’indésirables, de nuisibles ou d’encombrants. Toute la cosmologie de la Grèce ancienne avait été anéantie. Suivirent les fondements de la chrétienté. L’hospitalité que l’on doit à celui qui est de passage, celle aussi de celui qui, en s’en allant, donne envie de partir. Il n’y avait plus d’ordre à cela. Pas plus que de conscience d’être à soi-même son propre étranger. Sous couvert de simplification le langage était balayé. C’était le degré zéro de la mondialisation. Les prémices soudain qu’il faut tenir le cap, que la poésie ne doit pas s’éloigner de la lutte. Le temps était venu de naviguer sur la Toile. De ne plus rien savoir du sort des abeilles noires et de la prédiction des amandiers. Chacun avait son site connecté avec un écran que certains refusaient d’éteindre avec la violence des tout-puissants. Des journées sans odeur prenaient le pas sur le parfum des lavandes et du romarin. On était fatigué de supporter son corps. Les poils étaient rasés dès les premiers tourbillons. On aurait dit la fin de l’herbe des femmes. Une étable sans baluchon. De nouveaux explorateurs se disant citoyens du monde avaient l’obsession des novices qui n’ont jamais bouchonné un cheval. Plus de temps perdu, d’espace clos où se cacher quand la vie déborde. Plus de désordre non plus. Plus d’écriture qui ne soit l’inerte condition d’une attente et de la survie. Tout devenait communication. A tel point qu’on aurait pu en vain chercher l’ombre d’un arbre. L’espace intemporel où ne pas dire quelque chose donne à celui qui se tait la liberté de parler quand c’est interdit. La mise en réseau réduisait à néant l’espace négatif de la langue natale. Celle du rien qu’un voyageur mystique trouve sur le chemin menant de la force à la terre promise, de la guerre de soi au déhanchement de la vie. Il y avait cette rupture entre les habitants. Le repli sur des territoires assiégés qu’il fallait à tous prix défendre face aux assauts de la robotique et du transhumain. Et ce cosmopolitisme de l’adieu qui, une fois passé les derniers miroirs d’un monde ébloui, faisait que tout devenait possible, même tendre la main aux successeurs de nos vieilleries. Ainsi, en quittant le rivage insouciant des premiers bruissements de l’aube, chaque pays embarque au-delà de sa propre nature. Celle qui n’appartient à personne. Pas plus au passé d’une mémoire surnaturelle qu’aux machines augmentées qui dans le futur nous ferons voyager. Loin, très loin des prairies de l’enfance, là où peut-être encore il y aura de l’herbe pour se fiancer. Le soir, après le repas, nous retournions dans l’herbe. Allongés sur le dos, nous sentions aux mollets, sur la main et la nuque, la délicieuse fraîcheur qui tombait du ciel étoilé. Les internautes étaient connectés. Ils formaient une communauté efficace et prête à s’évader. Mais où avaient bien pu passer les hirondelles ? Elles sont retournées au pays twittaient les uns ! Elles sont toutes disparues twittaient les autres ! On aurait dit la part invisible de l’avenir circulant dans les intervalles des ordinateurs. Que faire ! A peine si on entendit. C’était un pays béni des dieux. Un pays de cocagne comme on disait jadis. Jà, déjà, jamais, jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Plus d’humeurs, plus de salive, plus de larmes comme il y en avait autrefois quand Hector mettait son fils dans les bras de sa femme et qu’elle le recevait sur son sein parfumé avec des rires en pleurs. Plus besoin de ces habillages obscènes, des ces aisselles remplies de chiendent. De ces poches contenant les organes de tous les ancêtres. Les désirs archaïques d’une nature presque disparue maintenant. Plus besoin de sentiments, de cette honte d’être un homme perpétuant dans la recherche de la vérité la solitude de l’être-là. Comme à perte de vue le regard d’une génération errante jeté sur un nouveau monde. Des choses qu’on ne verra pas. Certains ne pouvant supporter cette sortie de l’exil. Un pays sans corps, sans organe, sans sexualité non plus. Celle-ci ayant de tout temps entretenu avec le paysage mental des membranes une sensualité dépassant la performance, les figures érotiques et la chasteté jouissive d’une atteinte à la plénitude d’un autre corps. Tout cela ne voulant plus dire grand chose, l’universel, la transcendance, maintenant. Un qui croyait au ciel, Un qui n’y croyait pas. Mais où sont passés les hirondelles ! Les grillons dont le chant déposé sous la terre métamorphose en images parfaites la finitude des humains. He made the world to be a grassy road / Before her wandering feet. Où sont passés les crapauds, les fontaines, les prophètes et les magiciens. Poncenaille qui passait tous les ans au début du printemps. Qui ne reviendra plus. Que penser ! Que faire ! Quel projet !
Henri Rodier
Prendre la plume – Revue Souffles n°246-247, décembre 2014
Un soir à la tombée de la nuit. C’est l’été. Comme il a fait chaud toute la journée on ouvre les fenêtres. La résistance s’organise. On prend le frais. Des chauves-souris, dont on avait pensé la disparition prochaine, volent dans le jardin. Quelque part un orvet attend la nuit noire pour quitter la cachette où il a établi son repos. On dit qu’autrefois des animaux ont fait monter Noé dans une arche. Quelques secondes avant qu’il se noie. C’était courageux, notamment de la part des limaces qui sont des gastéropodes rampants ignoblement qualifiés de nuisibles par le dictionnaire. Au mémorial de Caen une photographie montre un jeune garçon et une jeune fille pendus à une poutre par des nazis. On a envie de crier pourquoi. Quand un écrivain prend la plume la trace qu’il laisse sur la tablette n’est pas moins lisible que la bave d’un limaçon. On ne dégonfle pas une plume. Même arrachée de force elle prend le large. Toutes voiles dehors. Jusqu’au dernier souffle. Jusqu’à l’accomplissement. J’imagine Jean Moulin sur la bicyclette qui le ramène à Saint-Andiol. La lune est claire. Depuis la nuit des temps le combat des Résistants aura été de ne jamais s’avouer vaincus. « Notre guerre, à nous aussi, est rude mon général ». Je l’imagine quittant les discussions à n’en plus finir pour organiser l’unité des Mouvements de Résistance de la zone Sud : Combat, Franc-Tireur, Libération. Je l’imagine retrouvant Colette Pons à Nice. La galerie Romanin où sont exposés les tableaux qu’il admire. Peut-être qu’en chemin une pensée lui traverse l’esprit. Que devient Max Jacob, tous les autres qui lui parlaient de peinture ou de poésie. Impérieuse obligation de défendre la patrie, de restaurer la République, de préparer les institutions au retour de la paix. Les grands chefs indiens meurent tous avec une parure de plumes. Sur la photographie des Arceaux prise en 1939, Jean Moulin porte un chapeau. L’écharpe ne cache pas encore la cicatrice. Gorge tranchée avec un éclat de verre. Juin quarante. Le préfet de Chartres ne sera jamais complice de l’Occupant. Parfois un artiste devient Résistant. Il finit la plupart du temps par mourir du typhus dans un camp. « Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale ». écrivait Robert Desnos à Youki avant de mourir à cinq heures trente du matin au camp de Terezin dans les bras de Jesef Stuna et d’Alena Tesarova. Ou bien on l’enferme dans une cave le temps de le martyriser un peu plus. Les saints meurent aussi. Habituellement c’est la police politique qui les jette à l’eau dans un sac. Il y a ceux qui dans une imprimerie clandestine éditent des papiers appelant à l’insurrection, ceux qui deviennent Français Libres en rejoignant l’Angleterre. Le capitaine Alexandre, chef du secteur Durance-Sud de l’Armée Secrète, écrit les Feuillets d’Hypnos de 1943 à 1944. Piquée face à lui dans le mur de la pièce où il écrit, la copie couleur d’un tableau de George de La Tour représentant Job raillé par sa femme. « Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au-delà ». Max Jacob arrêté le 24 février 1944 à la sortie de la messe du matin meurt le 5 mars au camp de Drancy. Après la mort de son frère Gaston et la déportation de sa sœur Mirté Léa il disait : « je mourrai martyr ». Il était juif et n’a jamais porté l’étoile jaune. L’auréole est une couronne de plumes qu’on destine aux hommes d’action. Devenir efficace donc. Tenir bon. Le plus longtemps possible. Le Messie en croix porte une couronne d’épines sur la tête. Les épines ne sont pas à proprement parler des plumes. Encore moins des auréoles. Elles n’ont rien à voir avec un chapeau. Les plus savants disent qu’elles représentent les rayons lumineux qui émanent du rédempteur. Epines d’acacia, dit-on. D’autres émettent l’hypothèse que le désordre causé par l’irruption d’un esprit visionnaire dans le domaine des forces établies conduit les détenteurs du pouvoir au meurtre, la raison dominante à l’élimination des intrus. On tue généralement ceux qui, sans espoir de durer, veulent changer le cours de choses. Gardent au creux de la main les rêves d’une enfance bénie. Parfois il faut poser la bicyclette contre un arbre. Remettre la chaîne qui a déraillé. Moment de détente. « Après la Libération, je me consacrerai à la peinture. Vous oubliez que je suis peintre. » disait Jean Moulin à Daniel Cordier. Libération ! Des foules de gens aux fenêtres, dans les rues. On chante. On s’amuse. On tond aussi des femmes aux cheveux défaits. Prendre la plume. Ne rien accepter qui ne soit juste, dont on puisse avoir honte plus tard. Plutôt mourir. Jean Moulin aimait la vie, Antoinette, Megève, Davos, le ski, le mas de la Lèque, Blanche et Laure, la peinture et la poésie, Pierre Cot qu’il accompagna dans la lutte pour les Républicains espagnols. Il aimait son père, Antonin, qui milita pour rendre hommage aux insurgés républicains de Béziers victimes, sous la deuxième République, de la répression bonapartiste et son frère aîné, Joseph, mort d’une péritonite à l’âge de sept ans. En général une plume ne résiste pas très longtemps une fois accompli le miracle de son l’envol. Raclements de la gorge trop fréquents. Le corps traqué, surmené, abandonné, trahi. « Dans une semaine, nous serons peut-être tous arrêtés ». Les Feuillets d’Hypnos sont dédiés à Albert Camus. Celui-ci écrivait dans La mort heureuse : « un corps a toujours l’idéal qu’il mérite. Cet idéal du caillou, si j’ose dire, il faut pour le soutenir un corps de demi-dieu. » Cellule 130, fort de Montluc. Rex arrêté le 21 juin 1943. Au lieu de parler sous la torture Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau Barbie. « Je suis artiste peintre. » Toujours le dessin. L’intransigeance du trait. « Vous avez bien fait d’acheter des Tal Coat. » disait-il à Colette Pons. Il meurt de ses blessures le 8 juillet 1943 dans le train Paris-Berlin. La première réunion du Conseil National de la Résistance s’était tenue le 27 mai 1943. Mission accomplie. Quand il apprenait à Ringway le cryptage et le décryptage des messages Jean Moulin avait choisi une strophe d’un de ses poètes préférés : la Rapsode foraine de Tristan Corbière : « Prends pitié de la fille-mère / Du petit au bord du chemin… / Si quelqu’un leur jette la pierre / Que la pierre se change en pain. » Le cénotaphe du Panthéon contient les cendres présumées de son corps.
« Le cimetière des fous » Poème de Paul Eluard écrit à Saint Alban en 1943 – Revue Souffles n° 234-235, septembre 2011
Quoi de plus inconnu que les morts ? Dans L’atelier d’Alberto Giacometti, Jean Genet donne cette vision de l’œuvre d’art :
« Mais je vois bien mieux – encore que très obscurément – que toute œuvre d’art, si elle veut atteindre aux plus grandioses proportions, doit, avec une patience, une application infinies depuis les moments de son élaboration, descendre les millénaires, rejoindre s’il se peut l’immémoriale nuit peuplée de morts qui vont se reconnaître dans cette œuvre. »
Il y aurait donc un lieu où la chose serait possible ! Un lieu, non point de rencontre, comme cela serait le cas dans une file d’attente ou un wagon-lit, mais un lieu, plus inerte encore que la mort, où l’œuvre, dit encore Jean Genet dans le même livre, est « à ce point final où la vie ressemble à la matière inanimée. »
Que dire alors lorsque les morts sont des fous et que, depuis un siècle, ils gisent là, amoncelés sous terre, sans autre signe qu’un poème écrit par Paul Éluard en 1943 pour les retrouver ?
Le cimetière des fous à Saint-Alban
C’est à Saint-Alban, en Lozère, que le poète de Capitale de la douleur, entré en clandestinité et réfugié secrètement de novembre à décembre 1943 chez un ami des surréalistes, le docteur Lucien Bonnafé, directeur de l’asile psychiatrique François-Tosquelles et responsable des maquis de la résistance de Margeride Nord, écrit le poème intitulé « Le cimetière des fous ».
Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Aujourd’hui le cimetière est en herbe. Aucune tombe ne s’oppose à la transparence de l’air qui, en Margeride, rejoint à perte de vue un horizon illimité. Aucun cri ne vient offenser le silence. Pas un désir, pas un effroi ne rendent le vent fou, ne brisent la tête en mille morceaux des aliénés dont les familles de l’époque se délestaient comme d’un fardeau. Il n’y a pas d’esprits égarés fuyant déchaussés le long des murs. Mais des milliers d’ossements, à jamais séparés de l’archive, de la trace anonyme que des êtres emmurés auront laissée de leur passage.
Quelques mois dans la vie d’un poète majeur de l’entre-deux-guerres. Le temps d’une photographie en dormeur du val, le temps pour Nusch, de chauffer sur son corps des tricots de laine avant de les enfiler, car il avait froid.
À Saint-Alban, Paul Éluard a franchi un insoupçonnable archipel de mémoire. Archipel dont René Char, par delà les années, retrouvera les accents intimes lorsque il écrira dans La parole en archipel : « La terre est pareille à un ossement sans dévotion. »
Archipel que François Villon, avant eux, avait réduit en cendres lorsque, dans l’Épitaphe, il faisait dire aux ossements « Et nous les os, devenons cendre et poudre », espérant par là qu’il y ait quelqu’un pour les entendre, prier pour eux afin que Dieu les veuille absoudre.
Terre éteinte. Homme disparu. L’archipel du poème de Paul Éluard est sans autre îlot sur la mer que Ce cimetière enfanté par la lune / Entre deux vagues de ciel noir, un archipel disloqué. Il est à l’image d’un siècle désenchanté. Il est à l’image du désastre, de la lune noire que suggère le premier vers, lune de la solitude absolue, du vide et de la destruction. À l’image d’un enfantement dépourvu de caresse aimante et de sein maternel qui, entre deux vagues de ciel noir, deux spasmes, deux guerres mondiales, jette au monde des enfants privés de croissant de lune, de tendresse et de fabuleux destins.
Ainsi, comme le soupçonnait Jean Genet, les croix sans nom et sans mystère du « Cimetière des fous » se reconnaissent au milieu des potences et des pendus, attachés cinq, six. Elles se reconnaissent au milieu des cimetières des bagnes, des charniers, des fosses communes, formant une chaîne inhumaine dont le dernier maillon serait celui de l’anéantissement. De cette maison des morts où rôde la plus cruelle des infamies le poème de Paul Éluard entend la vibration des marges. Comme la pierre d’un tombeau, il soulève, par pans entiers de territoire, le corps du mystère, le corps christique du mystère, celui de la conjonction inaliénable de l’inerte et de l’animé.
Humus que ces ossements sans nom, sans généalogie, sans histoire. Poids d’homme, d’humilité et d’humiliation. Personne ne reliera leur entassement avec un drap de lin, une offrande, une dévotion, une fleur qui aurait été le signe d’une amitié, d’une humaine survivance pour le repos des morts. Le cimetière des fous n’est pas celui des Grands cimetières sous la lune, où la foi en l’homme et en Dieu fait dire à Georges Bernanos : « Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. » Il n’est pas celui où les morts peuvent intercéder auprès des saints et où les vivants peuvent prier afin que le royaume de Dieu s’ouvre à leurs frères inanimés. Le cimetière des fous est celui de la déréliction, de la désolation de la chair, de la désappropriation d’une liturgie où rien n’est encore vain, même la transcendance, rien ne peut faire oublier que si les morts ne peuvent plus aimer les vivants de leurs larmes, rien n’empêche les vivants d’aimer les morts, au plus profond de leur être, de leur inconsolable fécondité.
Combien sont-ils les fous du cimetière de Saint-Alban ? Et quelle amitié pour ces êtres inconnus partis sans laisser de trace, errant comme des âmes en peine, sans qu’un deuil vienne refermer la fosse béante, masqués qu’ils sont du monde des vivants par l’épaisseur d’une chape, jetés là comme des morts-vivants, des inconnus morts dans la prison. L’enfermement, même la finitude n’auront ni fin, ni cérémonie, ni pardon. Trois cents tombeaux réglés de terre nue / Pour trois cents morts masqués de terre ? D’autres parlent de milliers ! Combien de femmes ? Combien d’enfants ? D’hommes désirants, délirants ? Quel nombre et pour quel exil ? Quelle liste sur les monuments de marbre, les registres d’archive, l’internet des consolations ?
Le poème de Paul Éluard dresse l’inventaire de l’effacement de ces fous de la communauté des hommes. D’un effacement qui, au-delà de l’asile et de l’enfermement, fait de ces fous non seulement des « suicidés de la société » (Antonin Artaud qui voulait guérir la vie sera interné tout près de Saint-Alban, à Rodez), mais des êtres bannis sur terre et jusqu’au ciel.
Comment dès lors convertir la vie des fous du cimetière de Saint-Alban en mort inexpugnable, mort à laquelle participe tout un peuple élu, celui des survivants, dont la mort viendra aussi, cette inconnue qui attend tous les hommes, comme l’attendaient ces êtres de déraison, avec cela au creux d’une main chancelante : l’insondable, le tout différent, un ami qui les reconnaisse, franchisse avec eux la porte immémoriale du temps.
Dans le poème de Paul Éluard, les inconnus du cimetière de Saint-Alban touchent l’horizon insondable de la mort. Ils en saisissent le là, la neutralité indestructible de la menace, de la finitude des corps, de tous les corps, le lien invisible des êtres livrés, quoi qu’il arrive, à la même résurrection, de Dieu, de l’Art, du poème, de rien, de la question la plus profonde dont Maurice Blanchot dit qu’elle est un appel à sauter, un mouvement du temps qui questionne, un arrachement, une fuite vers l’inconnu.
Leur cimetière est un lieu sans raison. En 1943, alors que la décision était prise par le Reich d’exterminer les juifs, les tziganes, les homosexuels et les fous, le poème de Paul Éluard nous introduit dans un XXe siècle qui, pour la première fois sans doute depuis les Grecs, a perdu la Raison. Il l’a perdue dans les charniers de la Marne et l’on songe à ces promenades dans Paris de trois rescapés de la Grande Guerre, André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon auxquels se joindra bientôt Paul Éluard, lui aussi versé dans l’infanterie, pour fonder le groupe des surréalistes. Il l’a perdue pendant la seconde guerre mondiale et l’on songe à Robert Desnos, un autre des surréalistes, qui avant de mourir du typhus le 8 juin 1945 au camp de Térézin avait écrit ces vers dans un poème de 1944, « L’asile » :
Puissé-je rester libre et garder ma raison
Comme un sextant précis à travers les tempêtes,
Lieux d’asile mon cœur, ma tête et ma maison
Et le droit de fixer en face hommes et bêtes.
Il l’a perdue devant l’irrésistible montée du carnage, l’ultime perdition d’un humanisme dont l’Occident tout entier aura été la scène suicidaire, l’irréversible destruction auquel le siècle de la Raison calculante et de la technique aura abouti, laissant les poètes d’une génération tels que la guerre les avait meurtris : « Désormais je fus un révolté », écrira Philippe Soupault dans Mémoires de l’Oubli.
Alors oui, le cimetière est un lieu sans raison. Paul Valéry dans Le Cimetière marin invoque l’angoisse des vivants :
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Etes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !
Mais une angoisse où le père encore se reflète dans l’imaginaire des fils effrayés par la mort, tout conscients qu’ils soient d’une transcendance propre à soutenir la peur de mourir.
Le cimetière des fous de Paul Éluard nous renvoie à une autre situation dépourvue d’espoir, où des inconnus meurent dans leur prison, où les cimetières sont des lieux sans raison. La force du texte est de transmuer ce lieu muet de langage, ce cimetière sans nom, en une écriture poétique qui brise l’aliénation, le mensonge, l’anormalité sociale et l’enfermement. Elle est aussi de forcer l’Histoire à dire son désarroi dans un monde détruit par la barbarie, où plus aucun moteur ne soutient l’espérance, plus rien de l’ancien logos ne laisse espérer qu’un Dieu reviendra. La force du poème est de rehausser la mort anonyme du vivant au rang d’une multiplication communicative de parole. Elle est de rétablir l’espace d’un entre-deux entre le fabuleux regard que les morts portent sur le monde et l’inconciliable arraisonnement du doute où les vivants s’immergent en quête d’un nouveau contact, d’une relation réinventée avec la force tellurique des morts, l’Autre d’une Raison soupçonnable.
La mort a frappé ces inconnus morts dans la prison. Les voilà dans la grande inconnue qui frappe tous les hommes. Là où ils sont, rien ne les distingue plus des autres hommes, rien ne dérange plus de la poche noire (Antonin Artaud) de leur cerveau désarticulé. Quelque chose d’une sédimentation, mais d’une sédimentation fraternelle est passé sur eux, les a marqués du sceau glorieux, de l’onction immuable qui met fin au séjour caverneux. Les voilà rassemblés comme tous les autres dans la communion de ceux qui de l’autre côté du miroir sans tain accèdent dans la lumière intemporelle à l’observation des choses du jour. Là où ils sont, voilà que maintenant ils sont nos intercesseurs, ceux de tous les bannis, des poètes qui les entendant leur écrivent autant qu’en écrivant ils sont reconnus par eux.
Le poème de Paul Éluard est cette vibration de l’être, cette tonalité du visible au contact de l’avènement, cette résonance en lui ou en lieu d’un visage dont il aura touché par un geste la grâce des ossements. Résonance de l’entablement, comme sur un champ de bataille la longue errance des soldats, au fond de la mer la flottille des pirates et des disparus, sur la Montagne la Transfiguration, sur l’autel la présence de l’espace et du temps. Chaque lieu paradoxalement est une âme, une négation de ce que la volonté de la société des hommes aura voulu condamner du présent.
Tout se délivre. Dans le poème de Paul Éluard, la délivrance dont les fous retentissent est celle de tous les hommes sous le regard indulgent de ceux qui passés par là dorment en confiance en pansant la bouche tordue des pendus. On pense à François Villon encore et aux premiers vers de l’Épitaphe : « Frères humains qui après nous vivez, / N’ayez les cœurs contre nous endurcis ». On pense aussi à ces deux soldats de la Grande Guerre, André Breton et Philippe Soupault, qui, revenus de l’enfer, écriront ensemble Les Champs magnétiques : « Prisonniers des gouttes d’eau, nous sommes des animaux perpétuels… ». On pense à Jean Genet enfin qui, dans L’atelier d’Alberto Giacometti, écrit encore d’un lieu situé hors du champ quotidien de la vie : « Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent. Mais ces morts dont je parlais n’ont jamais été vivants. Ou je l’oublie. Ils le furent assez pour qu’on l’oublie, et que leur vie avait pour fonction de les faire passer ce tranquille rivage où ils attendent un signe – venu d’ici – et qu’ils reconnaissent. ». Tel serait le passage. Un lieu d’infinie lenteur où tout ce qui crée a un pied déjà dans la tombe, un autre au royaume des morts à exhorter ce que disent les ombres, ce qu’en nous-mêmes aussi on voudrait métamorphoser de la cendre, entendre du livre des morts. Un lieu d’inerte éclaircie où tout ce qui se dit vient de la terre, tout ce qui s’écrit de la nuit obscure et du jour. Ainsi cette voix du Ressuscité dont on ignore où il est, d’où il parle, mais dont on sait le tombeau vide et la parole enfin retrouvée chez un jardinier.
La double disparition d’êtres qui ont vécu leur vie dans l’enfermement et leur mort emmurés dans une prison, angoisse et pose une question à laquelle aucune réponse ne résiste. Quels sont ces inconnus, morts avant nous qui sommes, et qui, afin de se reconnaître, nous somment de prendre parole en leur nom ? Par ce changement de perspective, le poème de Paul Éluard témoigne d’une suspension du temps par delà toutes les frontières, d’un passage où la vie et la mort ne font qu’un.
Même si, en effet, l’écrit peut d’une certaine manière n’être situé nulle part, le texte d’Éluard est un texte qui porte le lieu où il a été écrit dans une autre dimension du temps qui l’a vu naître. Un texte qui transforme l’espace du cimetière des fous en une œuvre d’une inquiétante étrangeté.
Henri Rodier, le 17 mai 2011