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Un sans lieu : la poésie – Revue Souffles n° 248-249
« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique
Jacques Derrida, De l’hospitalité
Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! Tel est le message que Jacques Derrida adresse au premier congrès des villes-refuges qui se tient les 21 et 22 mars 1996 au Conseil de l’Europe à l’initiative de Parlement international des écrivains. La Charte des villes-refuges prévoit l’accueil des écrivains persécutés. Elle est soutenue par le Parlement européen qui appelle les villes européennes à y adhérer. Pourquoi pas Montpellier ! L’éthique, en effet, dit Jacques Derrida, en tant qu’elle touche a l’éthos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu de séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part co-extensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite. Dans un monde où le lieu est devenu l’espace exacerbé des conflits communautaires, idéologiques ou religieux, il y a un devoir et un droit d’hospitalité. Un devoir d’inventer pour chacun un lieu de trêve et de sauveté où, comme au Moyen-âge, celui qui est pourchassé peut trouver un peu de repos et de paix. Un droit, comme le voulait Emmanuel Kant, d’hospitalité universelle. Seuls habitent le poème ceux qui n’appartiennent à aucun pouvoir. Le poème est ainsi un lieu de non agression. Un lieu sans signe ouvrant au désir de l’autre l’espace d’une tentative pour résister. Un sans lieu donnant au pays où l’on vit la dimension apophatique d’un séjour au-delà de l’oubli. S’il n’y avait pas cet écart inutile, cette brèche en plein cœur des champs dévastés, ce passage sous l’écran poétique, faisant d’une ville-refuge l’espace ouvert d’une auréole en majesté, il n’y aurait pas d’action possible pour accueillir ceux qui sont exilés. Lionel Ray : Tu cherches la lettre perdue parmi les paroles errantes, tu cherches un nom dans un ailleurs sans lieu. Kiki Dimoula : Passée par des jardins, m’arrêtant aux fontaines j’ai vu plein de petites statues sourire à d’invisibles causes de joie. Philippe Jaccottet : Mais seul peut entendre le cœur qui ne cherche la possession ni la victoire. Nâzim Hikmet : En ce monde, de tout ce que j’ai pu boire et manger, de tous les pays où j’ai voyagé, de tout ce que j’ai pu voir et entendre, de tout ce que j’ai pu toucher et comprendre, rien, rien ne m’a rendu jamais aussi heureux que les chants… Mahmoud Darwich : Mais moi, désormais plein de toutes les raisons du départ, moi, je ne m’appartiens pas, je ne m’appartiens pas, je ne m’appartiens pas… Juan Gelman : nous avons perdu la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant / à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays. Se laisser aller au frôlement des caresses, au chuchotement des poèmes qui laissent sans voix. Au plaisir d’être reçu par celui qu’on reçoit. D’une ville où tout ce qui n’est pas lointain serait le départ d’un voyage. Aussi loin que les cartes postales peuvent imaginer la mer. Comme une barque pour l’étranger. Attendre celui qui ne viendra plus. Un bandeau sur les yeux pour crever. Sachant qu’il y a sur la peau des plus démunis quelque chose qui vient du large. Un goût de sel que l’autre aurait apporté s’il n’avait pas été assassiné. Terrasses pleines de désirs. Langue d’Oc ! Roussillon ! Où sont les salives soyeuses et les chevelures d’abeilles crépues, les bassins de brises à la pilosité d’un trèfle étoilé, les nuques effleurées d’akènes au moindre regard envolés. A la fraîcheur des ruelles. La nuit. Des pensées comme on ferait une accolade s’il fallait tout recommencer. La poésie étant l’alphabet négatif d’une démocratie en marche. L’espace silencieux d’une vibration. Un presque rien habité par tous ceux qui veulent survivre. Un pays aux paupières poreuses ne cillant par plaisir que pour s’aimer un peu. Un paysage comme aucun œil ne verra jamais l’ipomée en larmes, l’invisible parfum d’un feuillage au milieu d’un pré. La délicatesse d’une impossible neutralité. A une raison : Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. Lorsqu’il évoquait le poète aux semelles de vent, René Char écrivait : Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! Y a-t-il des incompatibilités ? On affirme, dit René Char en 1950 dans la Revue Empédocle, que certaines fonctions de la conscience, certaines activités contradictoires, peuvent être réunies et tenues par le même individu sans nuire à la vérité pratique et saine que les collectivités humaines s’efforcent d’atteindre. C’est possible mais ce n’est pas sûr. Georges Bataille lui répond : Toute société devant être dirigée dans le sens de l’utilité, la littérature, à moins d’être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est toujours à l’opposé de cette direction. Oui, la littérature et la poésie seront toujours du côté de l’inutile. Du côté des lieux innommés dont ceux qui les fréquentent font le constat absurde de n’être plus personne. Se présente sous l’identité d’un poète demandant à tout un chacun : qui je suis ? Tous les lieux de profits présentent un surpoids mimétique, une indigestion de conflits, une rage infinie à vouloir posséder les choses, même la lumière, le vent, l’espérance qu’un jour il n’y aura plus rien à aimer. Mais créer aujourd’hui, dit aussi Albert Camus dans le Discours de Suède de 1957, c’est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d’un siècle qui ne pardonne rien. Des villes-refuges ! Comme Kédès dans la montagne de Nephthali, Sichem au pied du mont Gorizim. Lo Clàpas ville-refuge ! Entre Palavas et le Pic Saint Loup. Là-bas, au bord de la Méditerranée, entre la forme et l’informe, l’immobile et le changement, l’inerte et le vivant. Du côté du Jardin botanique où Paul Valéry venait parfois se promener. Entre le sédentaire et le nomade, l’autochtone et l’étranger. Une ville-refuge pour que la vie continue de s’écrire. Loin des massacres. Un peu comme ce lieu d’herbes qui, selon Yves Bonnefoy, est la préservation du regard. Paul Valéry ayant vu ces deux vers de Brise marine : Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux / Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe. Le long du Lez. De nulle part peut-être. En écrivant. »