Quoi de plus inconnu que les morts ? Dans L’atelier d’Alberto Giacometti, Jean Genet donne cette vision de l’œuvre d’art :
« Mais je vois bien mieux – encore que très obscurément – que toute œuvre d’art, si elle veut atteindre aux plus grandioses proportions, doit, avec une patience, une application infinies depuis les moments de son élaboration, descendre les millénaires, rejoindre s’il se peut l’immémoriale nuit peuplée de morts qui vont se reconnaître dans cette œuvre. »
Il y aurait donc un lieu où la chose serait possible ! Un lieu, non point de rencontre, comme cela serait le cas dans une file d’attente ou un wagon-lit, mais un lieu, plus inerte encore que la mort, où l’œuvre, dit encore Jean Genet dans le même livre, est « à ce point final où la vie ressemble à la matière inanimée. »
Que dire alors lorsque les morts sont des fous et que, depuis un siècle, ils gisent là, amoncelés sous terre, sans autre signe qu’un poème écrit par Paul Éluard en 1943 pour les retrouver ?
Le cimetière des fous à Saint-Alban
C’est à Saint-Alban, en Lozère, que le poète de Capitale de la douleur, entré en clandestinité et réfugié secrètement de novembre à décembre 1943 chez un ami des surréalistes, le docteur Lucien Bonnafé, directeur de l’asile psychiatrique François-Tosquelles et responsable des maquis de la résistance de Margeride Nord, écrit le poème intitulé « Le cimetière des fous ».
Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Aujourd’hui le cimetière est en herbe. Aucune tombe ne s’oppose à la transparence de l’air qui, en Margeride, rejoint à perte de vue un horizon illimité. Aucun cri ne vient offenser le silence. Pas un désir, pas un effroi ne rendent le vent fou, ne brisent la tête en mille morceaux des aliénés dont les familles de l’époque se délestaient comme d’un fardeau. Il n’y a pas d’esprits égarés fuyant déchaussés le long des murs. Mais des milliers d’ossements, à jamais séparés de l’archive, de la trace anonyme que des êtres emmurés auront laissée de leur passage.
Quelques mois dans la vie d’un poète majeur de l’entre-deux-guerres. Le temps d’une photographie en dormeur du val, le temps pour Nusch, de chauffer sur son corps des tricots de laine avant de les enfiler, car il avait froid.
À Saint-Alban, Paul Éluard a franchi un insoupçonnable archipel de mémoire. Archipel dont René Char, par delà les années, retrouvera les accents intimes lorsque il écrira dans La parole en archipel : « La terre est pareille à un ossement sans dévotion. »
Archipel que François Villon, avant eux, avait réduit en cendres lorsque, dans l’Épitaphe, il faisait dire aux ossements « Et nous les os, devenons cendre et poudre », espérant par là qu’il y ait quelqu’un pour les entendre, prier pour eux afin que Dieu les veuille absoudre.
Terre éteinte. Homme disparu. L’archipel du poème de Paul Éluard est sans autre îlot sur la mer que Ce cimetière enfanté par la lune / Entre deux vagues de ciel noir, un archipel disloqué. Il est à l’image d’un siècle désenchanté. Il est à l’image du désastre, de la lune noire que suggère le premier vers, lune de la solitude absolue, du vide et de la destruction. À l’image d’un enfantement dépourvu de caresse aimante et de sein maternel qui, entre deux vagues de ciel noir, deux spasmes, deux guerres mondiales, jette au monde des enfants privés de croissant de lune, de tendresse et de fabuleux destins.
Ainsi, comme le soupçonnait Jean Genet, les croix sans nom et sans mystère du « Cimetière des fous » se reconnaissent au milieu des potences et des pendus, attachés cinq, six. Elles se reconnaissent au milieu des cimetières des bagnes, des charniers, des fosses communes, formant une chaîne inhumaine dont le dernier maillon serait celui de l’anéantissement. De cette maison des morts où rôde la plus cruelle des infamies le poème de Paul Éluard entend la vibration des marges. Comme la pierre d’un tombeau, il soulève, par pans entiers de territoire, le corps du mystère, le corps christique du mystère, celui de la conjonction inaliénable de l’inerte et de l’animé.
Humus que ces ossements sans nom, sans généalogie, sans histoire. Poids d’homme, d’humilité et d’humiliation. Personne ne reliera leur entassement avec un drap de lin, une offrande, une dévotion, une fleur qui aurait été le signe d’une amitié, d’une humaine survivance pour le repos des morts. Le cimetière des fous n’est pas celui des Grands cimetières sous la lune, où la foi en l’homme et en Dieu fait dire à Georges Bernanos : « Compagnons inconnus, vieux frères, nous arriverons ensemble, un jour, aux portes du royaume de Dieu. » Il n’est pas celui où les morts peuvent intercéder auprès des saints et où les vivants peuvent prier afin que le royaume de Dieu s’ouvre à leurs frères inanimés. Le cimetière des fous est celui de la déréliction, de la désolation de la chair, de la désappropriation d’une liturgie où rien n’est encore vain, même la transcendance, rien ne peut faire oublier que si les morts ne peuvent plus aimer les vivants de leurs larmes, rien n’empêche les vivants d’aimer les morts, au plus profond de leur être, de leur inconsolable fécondité.
Combien sont-ils les fous du cimetière de Saint-Alban ? Et quelle amitié pour ces êtres inconnus partis sans laisser de trace, errant comme des âmes en peine, sans qu’un deuil vienne refermer la fosse béante, masqués qu’ils sont du monde des vivants par l’épaisseur d’une chape, jetés là comme des morts-vivants, des inconnus morts dans la prison. L’enfermement, même la finitude n’auront ni fin, ni cérémonie, ni pardon. Trois cents tombeaux réglés de terre nue / Pour trois cents morts masqués de terre ? D’autres parlent de milliers ! Combien de femmes ? Combien d’enfants ? D’hommes désirants, délirants ? Quel nombre et pour quel exil ? Quelle liste sur les monuments de marbre, les registres d’archive, l’internet des consolations ?
Le poème de Paul Éluard dresse l’inventaire de l’effacement de ces fous de la communauté des hommes. D’un effacement qui, au-delà de l’asile et de l’enfermement, fait de ces fous non seulement des « suicidés de la société » (Antonin Artaud qui voulait guérir la vie sera interné tout près de Saint-Alban, à Rodez), mais des êtres bannis sur terre et jusqu’au ciel.
Comment dès lors convertir la vie des fous du cimetière de Saint-Alban en mort inexpugnable, mort à laquelle participe tout un peuple élu, celui des survivants, dont la mort viendra aussi, cette inconnue qui attend tous les hommes, comme l’attendaient ces êtres de déraison, avec cela au creux d’une main chancelante : l’insondable, le tout différent, un ami qui les reconnaisse, franchisse avec eux la porte immémoriale du temps.
Dans le poème de Paul Éluard, les inconnus du cimetière de Saint-Alban touchent l’horizon insondable de la mort. Ils en saisissent le là, la neutralité indestructible de la menace, de la finitude des corps, de tous les corps, le lien invisible des êtres livrés, quoi qu’il arrive, à la même résurrection, de Dieu, de l’Art, du poème, de rien, de la question la plus profonde dont Maurice Blanchot dit qu’elle est un appel à sauter, un mouvement du temps qui questionne, un arrachement, une fuite vers l’inconnu.
Leur cimetière est un lieu sans raison. En 1943, alors que la décision était prise par le Reich d’exterminer les juifs, les tziganes, les homosexuels et les fous, le poème de Paul Éluard nous introduit dans un XXe siècle qui, pour la première fois sans doute depuis les Grecs, a perdu la Raison. Il l’a perdue dans les charniers de la Marne et l’on songe à ces promenades dans Paris de trois rescapés de la Grande Guerre, André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon auxquels se joindra bientôt Paul Éluard, lui aussi versé dans l’infanterie, pour fonder le groupe des surréalistes. Il l’a perdue pendant la seconde guerre mondiale et l’on songe à Robert Desnos, un autre des surréalistes, qui avant de mourir du typhus le 8 juin 1945 au camp de Térézin avait écrit ces vers dans un poème de 1944, « L’asile » :
Puissé-je rester libre et garder ma raison
Comme un sextant précis à travers les tempêtes,
Lieux d’asile mon cœur, ma tête et ma maison
Et le droit de fixer en face hommes et bêtes.
Il l’a perdue devant l’irrésistible montée du carnage, l’ultime perdition d’un humanisme dont l’Occident tout entier aura été la scène suicidaire, l’irréversible destruction auquel le siècle de la Raison calculante et de la technique aura abouti, laissant les poètes d’une génération tels que la guerre les avait meurtris : « Désormais je fus un révolté », écrira Philippe Soupault dans Mémoires de l’Oubli.
Alors oui, le cimetière est un lieu sans raison. Paul Valéry dans Le Cimetière marin invoque l’angoisse des vivants :
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Etes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !
Mais une angoisse où le père encore se reflète dans l’imaginaire des fils effrayés par la mort, tout conscients qu’ils soient d’une transcendance propre à soutenir la peur de mourir.
Le cimetière des fous de Paul Éluard nous renvoie à une autre situation dépourvue d’espoir, où des inconnus meurent dans leur prison, où les cimetières sont des lieux sans raison. La force du texte est de transmuer ce lieu muet de langage, ce cimetière sans nom, en une écriture poétique qui brise l’aliénation, le mensonge, l’anormalité sociale et l’enfermement. Elle est aussi de forcer l’Histoire à dire son désarroi dans un monde détruit par la barbarie, où plus aucun moteur ne soutient l’espérance, plus rien de l’ancien logos ne laisse espérer qu’un Dieu reviendra. La force du poème est de rehausser la mort anonyme du vivant au rang d’une multiplication communicative de parole. Elle est de rétablir l’espace d’un entre-deux entre le fabuleux regard que les morts portent sur le monde et l’inconciliable arraisonnement du doute où les vivants s’immergent en quête d’un nouveau contact, d’une relation réinventée avec la force tellurique des morts, l’Autre d’une Raison soupçonnable.
La mort a frappé ces inconnus morts dans la prison. Les voilà dans la grande inconnue qui frappe tous les hommes. Là où ils sont, rien ne les distingue plus des autres hommes, rien ne dérange plus de la poche noire (Antonin Artaud) de leur cerveau désarticulé. Quelque chose d’une sédimentation, mais d’une sédimentation fraternelle est passé sur eux, les a marqués du sceau glorieux, de l’onction immuable qui met fin au séjour caverneux. Les voilà rassemblés comme tous les autres dans la communion de ceux qui de l’autre côté du miroir sans tain accèdent dans la lumière intemporelle à l’observation des choses du jour. Là où ils sont, voilà que maintenant ils sont nos intercesseurs, ceux de tous les bannis, des poètes qui les entendant leur écrivent autant qu’en écrivant ils sont reconnus par eux.
Le poème de Paul Éluard est cette vibration de l’être, cette tonalité du visible au contact de l’avènement, cette résonance en lui ou en lieu d’un visage dont il aura touché par un geste la grâce des ossements. Résonance de l’entablement, comme sur un champ de bataille la longue errance des soldats, au fond de la mer la flottille des pirates et des disparus, sur la Montagne la Transfiguration, sur l’autel la présence de l’espace et du temps. Chaque lieu paradoxalement est une âme, une négation de ce que la volonté de la société des hommes aura voulu condamner du présent.
Tout se délivre. Dans le poème de Paul Éluard, la délivrance dont les fous retentissent est celle de tous les hommes sous le regard indulgent de ceux qui passés par là dorment en confiance en pansant la bouche tordue des pendus. On pense à François Villon encore et aux premiers vers de l’Épitaphe : « Frères humains qui après nous vivez, / N’ayez les cœurs contre nous endurcis ». On pense aussi à ces deux soldats de la Grande Guerre, André Breton et Philippe Soupault, qui, revenus de l’enfer, écriront ensemble Les Champs magnétiques : « Prisonniers des gouttes d’eau, nous sommes des animaux perpétuels… ». On pense à Jean Genet enfin qui, dans L’atelier d’Alberto Giacometti, écrit encore d’un lieu situé hors du champ quotidien de la vie : « Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent. Mais ces morts dont je parlais n’ont jamais été vivants. Ou je l’oublie. Ils le furent assez pour qu’on l’oublie, et que leur vie avait pour fonction de les faire passer ce tranquille rivage où ils attendent un signe – venu d’ici – et qu’ils reconnaissent. ». Tel serait le passage. Un lieu d’infinie lenteur où tout ce qui crée a un pied déjà dans la tombe, un autre au royaume des morts à exhorter ce que disent les ombres, ce qu’en nous-mêmes aussi on voudrait métamorphoser de la cendre, entendre du livre des morts. Un lieu d’inerte éclaircie où tout ce qui se dit vient de la terre, tout ce qui s’écrit de la nuit obscure et du jour. Ainsi cette voix du Ressuscité dont on ignore où il est, d’où il parle, mais dont on sait le tombeau vide et la parole enfin retrouvée chez un jardinier.
La double disparition d’êtres qui ont vécu leur vie dans l’enfermement et leur mort emmurés dans une prison, angoisse et pose une question à laquelle aucune réponse ne résiste. Quels sont ces inconnus, morts avant nous qui sommes, et qui, afin de se reconnaître, nous somment de prendre parole en leur nom ? Par ce changement de perspective, le poème de Paul Éluard témoigne d’une suspension du temps par delà toutes les frontières, d’un passage où la vie et la mort ne font qu’un.
Même si, en effet, l’écrit peut d’une certaine manière n’être situé nulle part, le texte d’Éluard est un texte qui porte le lieu où il a été écrit dans une autre dimension du temps qui l’a vu naître. Un texte qui transforme l’espace du cimetière des fous en une œuvre d’une inquiétante étrangeté.
Henri Rodier, le 17 mai 2011