De l’absence de jour aux premiers contreforts de l’enfance

 

« Des garçons grimpent sur les troncs

Des platanes alignés le long d’un chemin

De peur qu’ils tombent

On a mis des matelas pneumatiques

Une fontaine servant d’abreuvoir

Se trouve tout près d’un moulin

La roue de pierre toute ronde

Gît sous l’épaisseur des feuillages

Dès les premiers déblaiements

Un souffle sort d’une fissure »
 
 

Réponse de la petite fille au grillon

« La petite fille secoue la tête

Non trois fois non je n’irai pas

Ne dis pas que je vis ne dis pas que je rêve

Je peux bien me passer de ce qu’on m’a promis

Mais grandir ça jamais je ne bougerai pas

Ma vie est ici au milieu des guarrigues

Et pourquoi voudrais-tu que j’aille voir ailleurs

Les autres sont trop grands

Pas un seul ne passerait une lucarne

Dans la vie que je suis toute seule d’attendre

Le ciel est bleu et j’ai faim de tartines de miel

Si jamais je devais grandir plus que mon âge

C’est toute la raison qui prendrait le dessus

Et moi je ne veux pas devenir raisonnable

Je veux naître à l’envers de la suite des jours

Rien ne me fera changer de taille ni d’avis

Je veux franchir le réveil de l’enfance

En gardant dans l’exil

La couveuse du temps qui court »

Henri Rodier

Le futur inversé d’une attente

« Actant le réel en tant qu’existence d’un monde, le futur inversé d’une attente peut se comprendre comme une tentative pour rejoindre la part de soi-même qui ne verra jamais le soleil. »

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« Il y a des êtres dont la naissance ne fait aucun doute

D’autres ne naîtront jamais tout à fait

Certitude des êtres qui ne doutent de rien

Fragilité de ceux qui avancent en reculant

Ils prendront le futur dans le sens inversé d’une sphère

Plongeront le présent vers les rives de l’incréé »

Mes ami/es, mes sœurs, mes petits frères,

« Soyez au fond de la douce lumière qui depuis toujours veille en silence sur nous un peu chacun de ce vent calme qui sur la joue des poètes a soufflé. Il n’y a pas de temps à perdre. On dit que le sable va disparaître, qu’on assassine des éléphants, que les arbres, ces grands seigneurs, dont les feuillages la nuit murmurent en silence, périssent comme des esclaves vendus au plus offrant. Mes ami/es, mes sœurs, mes petits frères, au-delà de cette amitié qui nous unit à la communauté invisible des êtres chers vivant au milieu de la nuit, il n’y a pas de jours qui ne puissent se lever sans le bruissement pensif des incertitudes, pas de mots non plus qui ne puissent unir notre action aux monades de l’herbe et aux doutes des vagabonds. Nous sommes seuls. Quelquefois le matin je vois de la lumière, j’approche en vain, je cours, je m’agite, je fais du bruit. Il faut continuer, reprendre la besace et pour un bout de chemin ensemble se contenter de la mie partagée d’un pain. Nous sommes seuls comme ces caravanes dont pour toujours les étoiles illuminent les campements. La terre est notre séjour dans le ciel. Il n’y a pas d’autres pays, d’autres paysages que de penser à travers les portes entr’ouvertes ce qu’a d’universel l’intervalle où communique chacun de nos minuscules jardins. La liberté d’aller et venir ensemble est commune à notre idéal. Nous trouvons dans la perfection de ce que demain nous allons entreprendre la force intrépide de vivre entre nous séparés. Chanter ne sert à rien si ce n’est pour changer le monde. Rapprocher ceux qui ont soif d’absolu du peuple des timbales et des fontaines en paucité. Mes ami/es, nous sommes seuls dans la pensée comme une barque en pleine utopie de vivre, un prisonnier dans sa bulle attendant une goutte d’eau, un rameau venue du dehors pour s’évader des artifices qui marquent à jamais le tapis de nos intentions. Ne dormez pas. Un jour j’ai goûté au soleil sur la branche d’un arbre. Il n’y avait plus rien que le ciel au dessus des nuages mais la terre abondait de visages et j’ai voulu descendre pour aller écouter de plus près les coquillages enfantins qui mènent de la vie prénatale à la joie. Si tous les éléphants devaient disparaître je serais si seul aujourd’hui que la vue encore d’un trompe l’œil me ferait aimer leur science à des années lumière de nos égarements. Mes ami/es, mes sœurs, mes petits frères, ne voyez nulle possession au désir aujourd’hui que j’ai de vous attarder. Un mot de vous et c’est la sororité d’un oiseau qui parle, un impossible retour que j’entends des îles enchantées. Les poèmes sont des actions foudroyantes, des vertiges d’indécente beauté. Il dérangent parce qu’ils n’ont rien à perdre. Ce qu’ils donnent est sans retour partagé. Ils n’ont ni lieu pour se répandre ni frontière pour se protéger. Leur langage est celui de l’étrange. Leur beauté celle qu’on ne verra jamais ailleurs que là où il faut rien attendre. Et tout donner puisqu’on a que deux yeux pour rire. Quelquefois  pudiquement se mettre à pleurer. » Henri Rodier

 

 

Un sans lieu : la poésie – Revue Souffles n° 248-249

« Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique
Jacques Derrida, De l’hospitalité

Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! Tel est le message que Jacques Derrida adresse au premier congrès des villes-refuges qui se tient les 21 et 22 mars 1996 au Conseil de l’Europe à l’initiative de Parlement international des écrivains. La Charte des villes-refuges prévoit l’accueil des écrivains persécutés. Elle est soutenue par le Parlement européen qui appelle les villes européennes à y adhérer. Pourquoi pas Montpellier ! L’éthique, en effet, dit Jacques Derrida, en tant qu’elle touche a l’éthos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu de séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part co-extensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite. Dans un monde où le lieu est devenu l’espace exacerbé des conflits communautaires, idéologiques ou religieux, il y a un devoir et un droit d’hospitalité. Un devoir d’inventer pour chacun un lieu de trêve et de sauveté où, comme au Moyen-âge, celui qui est pourchassé peut trouver un peu de repos et de paix. Un droit, comme le voulait Emmanuel Kant, d’hospitalité universelle. Seuls habitent le poème ceux qui n’appartiennent à aucun pouvoir. Le poème est ainsi un lieu de non agression. Un lieu sans signe ouvrant au désir de l’autre l’espace d’une tentative pour résister. Un sans lieu donnant au pays où l’on vit la dimension apophatique d’un séjour au-delà de l’oubli. S’il n’y avait pas cet écart inutile, cette brèche en plein cœur des champs dévastés, ce passage sous l’écran poétique, faisant d’une ville-refuge l’espace ouvert d’une auréole en majesté, il n’y aurait pas d’action possible pour accueillir ceux qui sont exilés. Lionel Ray : Tu cherches la lettre perdue parmi les paroles errantes, tu cherches un nom dans un ailleurs sans lieu. Kiki Dimoula : Passée par des jardins, m’arrêtant aux fontaines j’ai vu plein de petites statues sourire à d’invisibles causes de joie. Philippe Jaccottet : Mais seul peut entendre le cœur qui ne cherche la possession ni la victoire. Nâzim Hikmet : En ce monde, de tout ce que j’ai pu boire et manger, de tous les pays où j’ai voyagé, de tout ce que j’ai pu voir et entendre, de tout ce que j’ai pu toucher et comprendre, rien, rien ne m’a rendu jamais aussi heureux que les chants… Mahmoud Darwich : Mais moi, désormais plein de toutes les raisons du départ, moi, je ne m’appartiens pas, je ne m’appartiens pas, je ne m’appartiens pas… Juan Gelman : nous avons perdu la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant / à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays. Se laisser aller au frôlement des caresses, au chuchotement des poèmes qui laissent sans voix. Au plaisir d’être reçu par celui qu’on reçoit. D’une ville où tout ce qui n’est pas lointain serait le départ d’un voyage. Aussi loin que les cartes postales peuvent imaginer la mer. Comme une barque pour l’étranger. Attendre celui qui ne viendra plus. Un bandeau sur les yeux pour crever. Sachant qu’il y a sur la peau des plus démunis quelque chose qui vient du large. Un goût de sel que l’autre aurait apporté s’il n’avait pas été assassiné. Terrasses pleines de désirs. Langue d’Oc ! Roussillon ! Où sont les salives soyeuses et les chevelures d’abeilles crépues, les bassins de brises à la pilosité d’un trèfle étoilé, les nuques effleurées d’akènes au moindre regard envolés. A la fraîcheur des ruelles. La nuit. Des pensées comme on ferait une accolade s’il fallait tout recommencer. La poésie étant l’alphabet négatif d’une démocratie en marche. L’espace silencieux d’une vibration. Un presque rien habité par tous ceux qui veulent survivre. Un pays aux paupières poreuses ne cillant par plaisir que pour s’aimer un peu. Un paysage comme aucun œil ne verra jamais l’ipomée en larmes, l’invisible parfum d’un feuillage au milieu d’un pré. La délicatesse d’une impossible neutralité. A une raison : Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. Lorsqu’il évoquait le poète aux semelles de vent, René Char écrivait : Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! Y a-t-il des incompatibilités ? On affirme, dit René Char en 1950 dans la Revue Empédocle, que certaines fonctions de la conscience, certaines activités contradictoires, peuvent être réunies et tenues par le même individu sans nuire à la vérité pratique et saine que les collectivités humaines s’efforcent d’atteindre. C’est possible mais ce n’est pas sûr. Georges Bataille lui répond : Toute société devant être dirigée dans le sens de l’utilité, la littérature, à moins d’être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est toujours à l’opposé de cette direction. Oui, la littérature et la poésie seront toujours du côté de l’inutile. Du côté des lieux innommés dont ceux qui les fréquentent font le constat absurde de n’être plus personne. Se présente sous l’identité d’un poète demandant à tout un chacun : qui je suis ? Tous les lieux de profits présentent un surpoids mimétique, une indigestion de conflits, une rage infinie à vouloir posséder les choses, même la lumière, le vent, l’espérance qu’un jour il n’y aura plus rien à aimer. Mais créer aujourd’hui, dit aussi Albert Camus dans le Discours de Suède de 1957, c’est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d’un siècle qui ne pardonne rien. Des villes-refuges ! Comme  Kédès dans la montagne de Nephthali, Sichem au pied du mont Gorizim. Lo Clàpas ville-refuge ! Entre Palavas et le Pic Saint Loup. Là-bas, au bord de la Méditerranée, entre la  forme et l’informe, l’immobile et le changement, l’inerte et le vivant. Du côté du Jardin botanique où Paul Valéry venait parfois se promener. Entre le sédentaire et le nomade, l’autochtone et l’étranger. Une ville-refuge pour que la vie continue de s’écrire. Loin des massacres. Un peu comme ce lieu d’herbes qui, selon Yves Bonnefoy, est la préservation du regard. Paul Valéry ayant vu ces deux vers de Brise marine : Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux / Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe. Le long du Lez. De nulle part peut-être. En écrivant. »